par Brice Lalonde (*)
Le Monde, samedi 20 avril 1996
Le Président de la République est à Moscou afin d'y évoquer la sûreté nucléaire avec les sept pays les plus industrialisés de la planète, et la Russie et l'Ukraine. Mais déjà l'approche de l'élection russe rend les délégations circonspectes et donne à Boris Eltsine l'apparence d'un moindre mal face aux extrémistes. Pourtant c'est cet homme qui bombarde Grozny et emprisonne Nikitine.
Alexandre Nikitine, officier de marine à la retraite, est au secret à Saint-Pétersbourg depuis le 6 février pour avoir travaillé avec les écologistes norvégiens sur les sources de pollution radioactive de la presqu'île de Kola, et il est vrai qu'il s'agit surtout des carcasses des anciens sous-marins de la flotte. Mais comment garantir la sûreté nucléaire sans disposer d'information sur les stocks nucléaires ? Comment prévenir de nouveaux Tchernobyl si les citoyens qui s'y emploient sont jetés en prison ? La liberté est la condition de l'attention de l'écologie. Il faudrait suggérer au groupe des Sept (G7) que l'ordre nucléaire mondial commence par la libération de Nikitine.
L'ordre nucléaire mondial, c'est le thème de la rencontre au sommet. Et l'occasion d'un renversement complet de perspective. Jusqu'à présent, les techniques nucléaires ont été les outils du nationalisme. Elles ont accordé la puissance à ceux qui les maîtrisaient. Elles doivent désormais servir le mondialisme. Le nucléaire est trop dangereux s'il n'est pas géré collectivement. Chacun sait que des Etats cherchent à se doter de l'arme nucléaire en dépit du traité de non-prolifération. L'industrie du cycle de combustible en offre le moyen car il n'est pas de frontière sûre entre l'usage civil de l'atome et son emploi militaire. Dès lors, un contrôle rigoureux de cette industrie et des matières qu'elle traite est indispensable.
Encore récemment, et jusqu'en France, on présentait le plutonium comme une ressource d'avenir. L'expérience démontre qu'il faut s'en méfier comme de la peste et minimiser partout, en toute circonstances, sa production et ses mouvements. C'est la mission de l'homme politique de faire entendre raison aux fanatismes modernes, même s'ils se dissimulent sous les traits de l'ingénieur. L'ordre nucléaire appelle le zéro nucléaire. Le drame de Tchernobyl aura contribué à la chute de l'Union soviétique et à une coopération internationale accrue dans l'industrie nucléaire. Petit à petit apparaissent au royaume de l'atome la circulation de l'information, la séparation des pouvoirs, les procédures de décision, les évaluations indépendantes, bref la démocratie. Et petit à petit, la comparaison des normes, la formation des hommes et la pression des opinions conduisent à concevoir des réacteurs franco-allemands, des programmes européens, des équipes internationales, une conscience planétaire.
L'effet de serre est implacable. Entre l'effacement des énergies fossiles et le triomphe de l'énergie solaire, il me semble qu'une transition aura besoin pendant encore une ou deux générations de réacteurs nucléaires à la condition de ne pas livrer l'espèce humaine à la malédiction des rayonnements qui dépasse sa perception, son entendement et, je le crains, ses moyens. C'est donc un nucléaire pacifié, robuste et modeste, ce n'est pas le rodéo technologique. La France est devenue experte en nucléaire. Ce n'était pas mon choix mais c'est ainsi, et il faut saluer toutes ces années de fonctionnement sans pépin d'un parc de cinquante réacteurs. La production n'est plus un défi, mais la sûreté, la confiance. Et la durée. Que l'on y songe: Tchernobyl n'était pas prévu, ni le désordre post-soviétique, ni la guerre en Europe, aux portes de nos centrales. La sûreté nucléaire réclame des hommes parfaits. J'ai peur que nous ne soyons pas parfaits.
Je plaide pour un réformisme nucléaire, un 'aggiornamento' mondial. Et pour que mon pays mène l'affaire. La page des essais tournée, la France a le choix entre deux options: ou la complicité avec les Etats en mal de feu atomique, ou la quête ardente d'un nouvel ordre mondial. Je veux que mon pays soit le chevalier blanc qui répare les torts de cette industrie, qui aide les autres pays, qui réponde aux appels des parents angoissés par la pâleur d'un enfant à Kiev ou ailleurs. Je veux que mon pays s'occupe vraiment de la planète, ne glisse pas les déchets sous le tapis et distribue des compteurs pour mesurer la radioactivité dans tous les foyers près du baromètre et du garde-manger.
Si le président de la République avait parcouru les environs de Tchernobyl, je suis persuadé que la nécessité de remettre de l'ordre dans le nucléaire lui serait venue à l'esprit. J'ai apprécié sa victoire contre la résignation en Bosnie, je le convie à faire triompher à nouveau la volonté des hommes sur le désordre nucléaire mondial, et j'espère qu'il rentrera à Paris avec Nikitine.
(*) Brice Lalonde est ancien ministre, président de Génération Ecologie