SOMMAIRE: Jean Fabre, président du Parti radical, ancien secrétaire du Pr (élu en novembre 1978), est arrêté en France le 18 octobre 1979 pour insoumission, dans le cadre de la campagne internationale de désobéissance civile contre les dépenses militaires et pour la reconversion des structures militaires en instruments pour la lutte contre l'extermination par la faim. Ce livre recueille les témoignages et les documents du procès qui s'est déroulé contre Jean Fabre le 27 novembre 1979 devant le Tribunal militaire de Paris. Condamné à six mois, dont une remise de peine de 5 mois, il est remis en liberté au lendemain du procès, ayant déjà purgé 40 jours dans la prison de Fresnes. Une peine aussi légère représente la reconnaissance de la haute valeur du témoignage rendu par le président du Parti radical.
Dans la longue déclaration rendue au cours du procès, JEAN FABRE prend en examen toutes les raisons qui doivent pousser un homme, un soldat, à désobéir aux ordres qui peuvent se représenter comme des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. Et les armées, avec leurs folles dépenses en armements, avec les armes de destruction de masse, représentent aujourd'hui un des plus graves dangers pour la civilisation. Préparant donc la guerre et ne défendant pas l'humanité des plus graves menaces de notre époque, de l'extermination par la faim, de la dévastation de l'environnement, de la violence des régimes totalitaires. C'est pourquoi il est nécessaire d'organiser une défense effective contre ces menaces, à partir d'une résistance civile, non-violente, contre les armées.
(PROCES D'UN INSOUMIS, Jean Fabre, Le Sycomore, Paris 1980)
DECLARATION DE JEAN FABRE
Je voudrais faire un petit préliminaire avant de commencer cette explication, parce que, sachant très bien que j'ai enfreint la loi en France, j'ai demandé à être jugé par un tribunal compétent qui pourrait écouter effectivement ce que j'ai à dire. En ce qui me concerne, je ne me considère pas devant un tribunal compétent. Nous avons commencé ce procès en soulevant un certain nombre d'objections concernant la légalité selon laquelle ce tribunal pourrait me juger. Vous les avez rejetées. Dès lors, mon objection de conscience continue en ce qui concerne ce tribunal car je ne considère pas qu'il soit compétent pour juger ce qui m'est reproché.
(Interruption du président du tribunal qui manifeste son désaccord.)
Naturellement, nous ferons les recours nécessaires, mais le seul que ce tribunal permette est la cassation. Cela ne permet pas d'aborder le fond du problème. J'ai donc une objection de conscience à parler ici, mais puisque pour l'instant il ne m'est pas donné de m'exprimer devant une autre instance, je vais vous expliquer quelles sont les motivations pour lesquelles je me suis insoumis. Je tâcherai d'être suffisamment complet sans être exhaustif car les motivations tiennent dans un ensemble. Si quelquefois je suis particulièrement dur dans mes propos, c'est qu'en fait je ne cherche pas à marquer une institution plus qu'une autre, mais je dois dire ce qu'a à dire un citoyen qui réfléchit pour agir. J'espère pouvoir m'expliquer complètement sinon il y aurait atteinte au droit à la défense et je ne vois pas ce que je ferais ici.
Je veux être jugé, mais quand on demande à être jugé, il faut savoir dans quelle légalité on se tient. Or, je dis qu'il y a une légalité qui est le droit international, qui prime toujours sur le droit national. Je suis resté, moi, dans la légalité: celle du droit international qui prime sur le droit des nations. Aux termes de ce droit international, ce sont les gouvernements de France, d'Angleterre, des Etats Unis, d'Union soviétique et de la Chine, ainsi que l'OTAN et le Pacte de Varsovie qui devraient être jugés.
(Interruption du président du tribunal qui remarque que l'accusé n'est pas là pour faire un discours politique mais pour s'expliquer sur son insoumission.)
C'est précisément ce que je cherche à faire. Une insoumission s'explique par l'ensemble de ses motivations. Il n'y a déjà pas eu d'instruction pour ce procès. Comment allez vous juger si ce n'est pas moi qui vous dis ce qui est essentiel et que vous n'avez pas dans votre dossier? Vous m'avez eu à disposition pendant quarante jours que je viens de passer en prison, à Fresnes, et jamais une seule fois un juge d'instruction n'est venu me poser une question sur mes motivations. C'est tout à fait anormal. Cela mène à des procès où l'accusation repose sur des éléments de dossier piochés dans les journaux ou fournis par la Sécurité militaire, et de cette façon on en arrive aux erreurs les plus grossières. C'est ainsi que lorsque nous avons organisé la grande marche internationale pour le désarmement à Verdun en 1976, quelques mois auparavant, le 9 avril, l'Aurore publiait tout un article à ce propos sous la plume de Philippe Bernert à partir d'informations qui avaient été transmises par la Sécurité militaire. Or si
certaines choses étaient exactes dans cet article, notamment à mon sujet, d'autres en revanche étaient fausses. Alors si ce tribunal veut juger sur les pièces de dossier dont il dispose, sur ce que certains journaux disent, sur des rapports contestables, il ne peut prétendre qu'il connaît mes motivations et donc juger. On va avoir du mal à rester dans la légalité et la justice. C est à moi qu'il revient aujourd'hui de vous dire ce qui explique réellement mon choix et je ne veux plus être interrompu jusqu'à la fin de mon exposé.
(Intervention du président du tribunal: »Mais vous voyez bien que nous vous écoutons, je vous demande seulement de ne pas faire ici de grands discours politiques mais de nous parler des faits qui vous sont reprochés. )
C'est ce que j'étais en train de faire, et pour cela jai attirai l'attention du tribunal sur la légalité selon laquelle il convient de juger. Or, je constate une double attitude. A mon avis, on ne peut pas d'une part passer son temps à faire des lois, les élaborer, juger en leur nom, et de l'autre les violer en permanence. Cette société ne peut continuer à fonctionner en proclamant certaines valeurs et en vivant tout le contraire de celles ci.
Je vous rappelle qu'à la fin de la deuxième guerre mondiale lorsque les criminels nazis ont été jugés, ils l'ont été au nom de textes qui n'étaient pas rédigés en 1939, ni même le 8 août 1945. Ils pouvaient donc être surpris. Mais aujourd'hui, nul ne peut se soustraire à des responsabilités parfaitement définies. Ces mêmes principes au nom desquels les nazis et leurs méthodes furent jugés à Nuremberg ont été adoptés depuis par l'assemblée générale des Nations unies, érigés en principes de droit international, reformulés par la commission du droit international de l'ONU, et transcrits comme textes de lois internationales. Ce sont les principes consacrés par le statut du tribunal de Nuremberg, et ces textes font autorité pour tous les français, pour tous les citoyens, et donc pour moi même en particulier. Ils constituent une référence à laquelle aucun citoyen ne peut se soustraire. Or, en me demandant de me plier à la conscription militaire, et pire, en cherchant à m'y contraindre en me jetant en prison et en
me traînant devant les tribunaux de l'institution armée, on ne fait rien d'autre que tenter de me faire violer les principes de droit international de Nuremberg, et je mets en cause ceux qui en portent la responsabilité directe ou indirecte.
Le gouvernement de ce pays s'est en effet placé dans une position de violation des pactes internationaux. Car ce pays, avec l'armement nucléaire qu'il a créé, qu'il entretient, étend et perfectionne, est en train de préparer une guerre qui, de par les armes qu'elle emploiera, sera inévitablement en violation des traités, accords et engagements internationaux. La guerre nucléaire, comme Hiroshima et Nagasaki nous l'ont montré, détruit nécessairement des populations civiles, y compris les enfants, les vieillards, les femmes qui ne peuvent pas participer aux combats. Elle est en violation flagrante des lois et coutumes de la guerre et porte à la destruction perverse des villes et villages et à des dévastations que rien ne peut justifier, pas même des exigences militaires. Cela constitue une véritable extermination, un acte inhumain commis contre des populations civiles.
Tout cela tombe sous le coup du principe VI des principes du droit international consacrés par le statut du tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce tribunal, ainsi que de l'article 12 du code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité. J'en ai employé les termes en décrivant ce que serait l'usage de l'armement nucléaire que l'on entretient. Et laissez moi ajouter que cette monstruosité que l'on prépare et que l'on a déjà expérimenté au Japon dépasse en horreur ce que les nazis ont fait de plus écoeurant et révoltant, et qui leur a valu la condamnation de l'humanité tout entière. Plus de vingt ans après l'appel de Stockholm qui réunissait 500 millions de signatures contre les armements atomiques, se préparent encore, avec la complicité d'une classe politique qui a perdu toute moralité et tout sens de l'humain et celle de tous les exécutants des forces armées, des crimes pour la préparation desquels c'est aujourd'hui même que les responsables d'Etat et leurs complices devraient être traduit
s en justice. Car un jour il sera trop tard, et non seulement il sera inutile au vu des résultats, mais également inacceptable quant au fond, de dire alors: je ne savais pas. Car nous savons. Nous savons tous ! Et notre devoir de citoyens responsables est de dénoncer cela, et de lutter par tous les moyens non-violents possibles, avec détermination et sans relâche, quel que soit le prix à payer, pour notre dignité individuelle et sociale, et pour la défense de millions de vies humaines que le développement des stratégies nucléaires met désormais en danger permanent.
Alors, quelle est cette légalité? Il faut que la dignité des individus soit quelque chose qui existe dans les faits et pas uniquement dans les textes. Vous ne pouvez demander à aucun citoyen, ni à moi, ni aux autres, à aucun moment, de participer à ces crimes, ni de participer à un tel plan criminel en allant à l'armée car l'armée est au centre de cette méthode. Elle participe à cette situation. Aucun d'entre nous ne peut d'ailleurs avoir l'excuse d'occuper un poste ou une fonction dans laquelle il n'a pas de responsabilité directe dans le déroulement ou le déclenchement d'une telle guerre. Il ne suffit pas de dire: »Je ne savais pas , »Je ne serai pas celui qui décide, car entrer dans l'institution armée aujourd'hui, c'est se rendre complice des crimes dont j'ai parlé, et aux termes du principe VII et de l'article 13 des textes auxquels j'ai fait référence, une telle complicité est considérée comme un crime de droit international. C'est une violation de ce droit puisque la simple participation du citoyen, m
ême de façon indirecte, est l'acceptation d'un crime qui est en train de se préparer. De fait, il en est de même de la simple passivité du citoyen par rapport à ce qui se joue sans que celui ci se trouve confronté directement avec l'armée. Nous ne pouvons pas dire: »Je n'ai pas décidé.
Je ne participe ni de la complicité qui consiste à entrer dans le jeu, ni même de la passivité, et c'est notoirement connu. D'une part j'objecte et je suis devant ce tribunal en tant qu'insoumis. D'autre part, comme c'est écrit en toutes lettres et comme vous l'indiquent les lettres qui vous sont parvenues d'un peu partout, je mène une lutte contre la passivité elle même. Depuis dix ans je suis militant actif en faveur du désarmement, contre l'armement nucléaire, pour la paix, et pas uniquement en France, mais de façon active sur le plan international.
Malheureusement, ce que je viens de dire ne peut affecter le choix nucléaire et ses conséquences. Les méthodes désormais employées par l'armée française (qui n'est certes pas la seule en cause, mais qui est celle qui me met en cause aujourd'hui) sont non seulement répugnantes, mais elles nous rabaissent tous au rang de complices de bandes armées dignes de la Gestapo et des gangs crapuleux. Il n'est pas dans mes intentions de flétrir délibérément I'image d'une institution qui ne mérite pas que des critiques. Mais il faut dire les choses comme elles sont, et le silence tiendrait lieu de caution, si ce n'est de couverture comme l'ont fait les divers gouvernements de la IV ème et de la V ème Républiques.
Je fais partie de ceux que l'on peut appeler les enfants de l'après-guerre puisque je suis né en 1947. Au moment où l'on était en train de reconstruire ce qui avait été dévasté par la guerre en Europe, on envoyait les troupes françaises en Indochine où elles mettaient au point l'héritage des nazis et de la Gestapo qu'en 1954 elles allaient porter en Algérie. Ma jeunesse a été marquée par les récits et les images de cette sale guerre. Les amis qui partaient pour vingt sept mois et revenaient avec leurs récits d'atrocités, de tortures, de pillages, de vols... ou bien qui ne revenaient pas. J'avais quinze ans lorsque cela s'est terminé, et les ratonnades n'avaient pas encore cessé. Ce n'est un secret pour personne, et la même chose s'est passée au Tchad. Ne me dites pas que ce qui s'est passé au Vietnam et en Algérie, ou que ce qui s'est passé au Tchad ne tombe pas sous le coup des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, car si ces faits étaient contesté, je serais dans l'obligation de vous rafraîchir
la mémoire avec des faits très documentés. Mes avocats ici présents pourraient en témoigner, certains d'entre eux ayant bien connu les tribunaux militaires de l'époque. Ils peuvent dire comment la justice militaire, »juridiction d'exception , a servi à couvrir les crimes les plus atroces, crimes qui n'ont jamais été poursuivis par les juridictions militaires ou qui ont été »blanchis . Cette juridiction s'est comportée de fait comme les »sections spéciales de triste mémoire pour couvrir des méthodes qui nous apparaissaient affreuses. Je sais que les officiers (et même certains politiciens) ont couvert le tout en disant que ces méthodes, qui nous apparentent aux dictatures sanguinaires d'Amérique Latine ou d'Afrique, étaient inévitables, même si tous n'avaient pas le cynisme de certains officiers d'état major dans leurs circulaires. On connaît Bigeard, aujourd'hui président de la commission de la Défense nationale au Palais Bourbon, ou Massu... Mais personne ne reculait devant la besogne, tous s'exécutaient,
car la guerre c'est la guerre, et la torture était l'instrument de la »pacification . Il y a même eu des viols. S'il est vrai que l'intervention armée oblige à de telles méthodes, alors, messieurs, c'est l'armée qui se condamne elle même irrémédiablement comme moyen d'intervention, et définitivement. Que des terroristes, que des crapules agissent ainsi, passe encore, mais que ce soit un corps d'Etat, sous la responsabilité du gouvernement, qui représente le pays et prétend défendre la démocratie, qui se rabaisse à faire ce genre de choses, ce n'est plus acceptable. Aucune démocratie ne peut se qualifier comme telle dès lors qu'elle a recours à ces méthodes barbares, aux souffrances inutiles, au dépecage au couteau d'hommes ligotés dans les maisons de la Casbah d'Alger ou ailleurs. La réciprocité n'est pas une excuse. En Indochine, en Algérie, au Tchad se sont déployées les preuves obscènes et inqualifiables qui condamnent à tout jamais la guerre et l'intervention armée comme façon de régler les conflits ou
comme moyens d'intervention à quelque titre que ce soit.
C'est alors qu'intervient notre conscience. Et cela pas seulement dans le secret de la pensée de chacun, mais comme obligation faite par la loi internationale de ne pas s'associer à la préparation des crimes inévitablement liés au maintien de l'institution armée. Il ne m'est donc pas possible, à la fois en conscience et légalement, de faire autrement que de m'insoumettre - et je répète ici que le droit international prime sur le droit national. Tout cela est d'autant plus vrai que les principes du droit international consacrés par le statut du tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce tribunal stipulent:
Principe II: » Le fait que le droit intérieur ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l'a commis ; et surtout:
Principe IV: » En droit international, le fait d'avoir agi sur l'ordre de son gouvernement ou d'un supérieur hiérarchique ne dégage pas la responsabilité de l'auteur, s'il a eu moralement la faculté de choisir.
Ce principe est repris à l'article 4 du code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité qui dit: »Le fait qu'une personne accusée d'un des crimes définis dans le présent code a agi sur l'ordre de son gouvernement ou d'un supérieur hiérarchique ne dégage pas sa responsabilité en droit international si elle avait la faculté, dans les circonstances existantes, de ne pas se conformer à cet ordre. Cette »faculté morale de choisir , cette »possibilité de ne pas me conformer à l'ordre de participer à votre complot contre l'humanité ou de m'en rendre complice, je l'exerce comme l'exige le droit international, en faisant mon devoir: celui de refuser de me soumettre. Si le tribunal me condamne, c'est lui qui se met en contradiction avec le droit international, car vous ne pouvez me faire payer ce devoir sans devenir les protagonistes du crime que je refuse de commettre. Je réclame donc un non lieu.
Je demande que le non lieu soit prononcé à mon égard car je respecte le droit international. Je dirais même plus. En parlant de »ne pas se conformer à un ordre , en disant ce qu'ils disent, les principes auxquels j'ai fait référence, les codes, introduisent la notion de refus d'obéissance légitime dans le cadre national, puisque devoir légal en droit international.
Ceci a été le grand enseignement que les forces alliées ont tiré de la seconde guerre mondiale. C'est le jugement qu'ils ont porté: l'importance première, dans les cadres nationaux et autres, de l'exercice d'un jugement critique sur toute réquisition ou tout ordre, et la nécessité de ne pas s'y soumettre lorsque moralement cela semble nécessaire et possible. La solennité donnée à cet enseignement par le déroulement du procès de Nuremberg et la mise à exécution des condamnations qu'il proclama, la volonté unanime de l'assemblée générale des Nations Unies d'ériger cela de façon permanente en principes de droit international, sont la marque de la force morale et juridique qui caractérisent ce devoir civique de tout citoyen, désormais appelé à mettre son esprit critique et sa conscience au centre de toutes ses actions.
Je n'ai fait rien d'autre que suivre cet enseignement.
Peut être vous demandez vous pourquoi je n'ai pas choisi de le faire en demandant à bénéficier des dispositions de la loi du 10 juin 1971, optant pour un service de coopération outre mer, ou demandant à subir les pénalités que la loi inflige aux objecteurs de conscience? Naturellement, ne pas comprendre cela serait ne pas saisir le sens de ma démarche, ne pas en saisir le sens profond. Le statut d'objecteur de conscience et le service de coopération sont des voies de garage où mettre des gens qui se placent en porte à faux par rapport à la conscription militaire. Ils n'existent qu'en fonction de celle ci. C'est une récupération qui, si je l'acceptais, signifierait que je cautionne l'autre pôle de l'alternative, à savoir la conscription militaire. Si je rentrais dans cette légalité là, je me rendrais en fait complice, or je sais qu'il y a crime, et je ne peux rester passif. Si je suis ici, c'est finalement parce que, me comportant ainsi, vous avez dit: »Celui ci est comme les autres , comme tous ceux que nous
"conscrivons". C'est bien de cette façon que j'entends répondre de mes actes. Je ne me lave pas les mains de ce qui est en train de s'accomplir. Devant un crime contre l'humanité, j'interviens sans m'être mis auparavant dans une situation d'exception (exception qui confirme la règle) et, étant dans cette situation de »tout le monde , je m'in-soumets.
Je m'inscris ainsi dans la ligne authentique du désarmement qui est devenu un impératif.
Je crois qu'il est temps d'hurler maintenant un énorme »J'ACCUSE" qui devra se traduire dans ce tribunal et de votre part par une sentence à la mesure de l'importance du problème que je me dois de soulever maintenant. Le budget des armées en France pour l'année 1980 est passé à 105 milliards de francs: plus de 10.500 milliards de centimes! Nous dépenserons donc 29 milliards de centimes chaque jour pour les armements, sans compter les crédits qui se cachent sous d'autres noms dans le budget. En 1979, le monde aura dépensé plus de 425 milliards de dollars pour les armements. En 1980, il en dépensera plus de 450. Une fortune colossale, une masse de ressources immenses. Une richesse énorme mise au service de quoi ? De la destruction et de la mort ! On peut se demander si cela en vaut la peine. S'il est juste d'affecter autant d'argent à cette cause.
Je vous pose la question: avons nous le droit de dépenser de cette façon les ressources limitées dont nous disposons ? Avons nous le droit? Avons nous le droit lorsque nous savons qu'est actuellement en cours l'holocauste le plus monstrueux de toute l'histoire de l'humanité ? Plus de 50 millions de personnes sont mortes assassinées par la faim depuis le 1 er janvier 1979, morts auxquels il faut ajouter ceux du Cambodge où les destructions de la guerre ont entraîné une famine venue ajouter ses centaines de milliers de morts à ceux d'un génocide déjà permanent. L'année 1979 a été déclaré par l'ONU "Année Internationale de l'Enfant". Eh bien, nous aurons été les meurtriers de 17 millions d'enfants de moins de cinq ans qui ont été systématiquement affamés entre le 1er janvier et le 31 décembre 1979, alors qu'entre-temps on dépense des sommes considérables pour l'armement. Cet holocauste fait plus de victimes en un an que ce que Hitler et Stalin réunis ont réussi à faire dans toute leur carrière. Pour 1980, nous
savons que plus de 55 millions d'êtres humains, d'êtres vivants sont d'ores et déjà inscrits au registre de l'ONU des morts assassinés par notre détournement de fonds, comme si nous vivions dans un monde de fatalités où il n'est pas possible de faire certains choix, où il n'est pas possible de relever un défi. Combien seront les morts le temps que durera ce procès? Chaque heure que nous passons dans ce tribunal, ce sont 1 900 enfants de moins de cinq ans que l'on assassine de la sorte. 1 900 ! Et dans la même heure, 1,2 milliard de centimes sont dépensés ici pour les armements. Près de 20 milliards dans le monde en une heure. 20 milliards pour 1 900 enfants. Aujourd'hui la vie d'un enfant ne vaut pas que l'on détourne une parcelle de ces 10 millions qui tombent dans la tirelire des engins de mort chaque fois que l'un d'entre eux passe de vie à trépas. Est ce acceptable? Je vous pose la question. Quelle est cette société qui détourne ainsi les fonds de la collectivité de la défense de la vie pour les consacre
r à la production de la mort ? Quelle est cette société qui utilise près d'un tiers des cerveaux de ses savants qui vont consacrer tout leur temps, toute leur intelligence, toute leur énergie pour concevoir comment donner la mort de façon plus certaine, plus précise, plus sophistiquée, plus massive, plus lointaine, plus rapide, plus étendue? Un holocauste est en cours, et pendant ce temps, avec les ressources dont nous disposons, nous voilà occupés à faire des fusils, des tanks, des chars d'assaut, des bombes, des bombardiers, des sous marins, des chasseurs, des bombes classiques, des fusées, des bombes nucléaires, des bateaux de guerre, et encore des fusils, et des tanks et des bombes, et des chars et des bombes, DES BOMBES, DES BOMBES, DES BOMBES ! . . . Sans aucune honte ! Comme s'il n'y avait pas le choix. Et nous allons tuer plus de 55 millions de personnes en les affamant en 1980. Mais si nous ne réagissons pas, si nous ne changeons pas le cours des choses, cessons de seriner les couplets du coeur et d
e la défense, car à côté de la responsabilité que nous sommes en train de porter, Goebbels était un enfant de choeur. Ce n'est pas la peine de se vanter d'avoir lutté contre les nazis si c'est pour refaire Auschwitz, Buchenwald dans le Tiers-Monde où ce ne sont plus les juifs et les non aryens qu'on élimine, mais des gens à la peau noire, jaune ou basanée ! Veut-on encore imposer la race blanche? Lishka, Eichmann, Goebbels sont bien présents dans nos institutions, et il est une apathie de la population qui ressemble fort à ce qui permit la montée du nazisme en Allemagne, du fascisme en Italie ou le vichysme en France.
MAIS QUELLE DEFENSE ASSUREZ VOUS ? AUCUNE !
Aucune puisque vous n'assurez même pas la défense des vies humaines qui sont en péril quotidien... qui sont éliminées chaque jour, victimes non seulement de votre incapacité à les défendre, et de votre indifférence devant la vie, mais du détournement de fonds et de ressources que vous opérez pour le maintien de votre institution, victimes des choix politiques de cet Etat. Pendant ce temps, on cherche à faire bonne figure aux Nations unies avec des discours humanitaires. On se vante de ce que la France a pris l'initiative de demander la convocation de la conférence humanitaire pour la survie du Cambodge. On cherche à faire bonne figure à l'ONU, on demande que des conférences soient convoquées. Et pendant que l'on tient ces beaux discours, entre 1979 et 1980 on augmente substantiellement la part militaire dans le budget de la coopération, tout en restant en ce qui concerne l'aide publique au développement en dessous de la moitié de l'objectif fixé par l'ONU, et que la France s'est engagée à respecter. Nous aff
amons scientifiquement l'Afrique, nous pratiquons la surproduction et la destruction, nous brûlons les ressources du Tiers Monde, et l'on donne pour mission à l'armée française de protéger cet »ordre là. On lui donne la mission de garde du corps d'un gang mafioso, et contre la volonté des français, on lui demande parfois de faire des coups de main comme en Afrique-Centrale, pour voler au secours d'un président couvert de diamants en changeant les marionnettes locales ou au Shaba pour maintenir le pouvoir d'un chef Etat corrompu et docile.
(Intervention du président du tribunal: »Vous ne pouvez pas vous permettre d'insulter le premier magistrat de l'Etat. Vous pouvez vous exprimer, mais je voudrais que vous parliez de ce qui vous concerne. )
Je suis en train de parler de ce qui ressort du tribunal militaire. Par rapport à cela, j'ai à prendre une certaine position. Il faut que chacun réfléchisse à ces faits pour décider de sa propre ligne de conduite.
Ce que je viens de décrire porte un nom en matière de responsabilité pénale. Quand on dispose de ressources énormes que l'on gaspille honteusement sans porter secours aux millions de personnes qui meurent de faim et qui s'éteignent ainsi au rythme de 120 000 par jour, cela s'appelle un crime: c'est un crime de non-assistance à personne en danger. Quant à moi, on ne peut pas m'inculper pour ce crime qui est en train de se faire. Cela fait des années que je me bats, que je m'efforce de mobiliser les forces sociales et politiques. Cela fait des années que je sillonne l'Amérique latine ainsi que l'Europe et les Etats Unis pour apporter une contribution à la lutte contre la faim par une série d'initiatives à caractère social, politique, humanitaire. Avec le Partito Radicale, nous menons une campagne contre la faim dans le monde, vers l'opinion et les pouvoirs publics pour tendre les efforts de toute l'Italie afin d'éviter de devoir porter le deuil de tant d'êtres humains morts assassinés. Nous avons porté l'affai
re au Parlement européen. .. qui prend son temps ! Et moi même y suis allé, en territoire français, lorsqu'il s'agissait de s'assurer que le débat aurait lieu. Non seulement les mesures prises sont insuffisantes, mais ce monde libre, celui de la France, des pays de l'OTAN, affame scientifiquement, froidement, de manière calculée et organisée, il tue chaque jour.
Il y a donc également crime de génocide aux termes de la résolution 96 de l'ONU du 11 décembre 1946 et de la Convention sur le génocide approuvée par l'ONU, et je vous rappelle que l'article II de ladite convention définit le génocide comme »l'un quelconque des crimes ci après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel... et énumère entre autres:
»b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale des membres du groupe;
»c) soumission intentionnelle à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
»d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe... et la convention ajoute à l'article III que sera punie également la complicité dans le génocide.
Certes, ce ne sont pas les peaux blanches que nous affamons. Et il n'est pas difficile de prouver qu'il y a complot, qu'il y a acte de génocide, qu'il y a complicité dans la politique parfaitement consciente de plusieurs sociétés multinationales de l'agro business. Si je reprenais, par ailleurs, la définition du crime contre l'humanité, celui ci serait également imputable à l'Etat en fonction de sa politique et de ses dépenses militaires. Nous avons des ressources et des moyens, et nous les détournons pour l'armement; nous pouvons opter pour une politique différente, et nous restons dans le carnage: il y a crime de génocide, il y a crime de non assistance à personne en danger. Les 105 milliards lourds du budget des armées sur les 544 milliards du budget de l'Etat pour 1980 sont une tache de sang sur les registres officiels de la République, même lorsqu'il n'est pas fait usage des armes, c'est la tache de la honte, c'est, sur les registres de la République, le tampon des pauvres qui certifie qu'on les assassi
ne.
Alors, lorsque je commence le désarmement par moi même, lorsque j'économise sur la part des dépenses militaires le coût d'un soldat manquant à l'appel, je ne fais que répondre à une exigence morale, politique et sociale de défense de la vie, d'une société erigée pour l'être humain, pour tous les êtres humains et non sur leurs cadavres.
Ce que l'on me reproche, c'est d'avoir pris au sérieux l'appel réitéré du président de la République italienne, Sandro Pertini, un des plus grands présidents de l'histoire de l'humanité, lorsqu'il dit: »Que se vident les arsenaux, sources de mort, et se remplissent les silos à grain, sources de vie."
Ce que l'on me reproche, c'est d'avoir pris au sérieux le Président Valéry Giscard d'Estaing lorsqu'il a tenu à se rendre personnellement à la tribune de l'O.N.U. pour la session spéciale sur le désarmement en Mai-Juin 78, pour y dénoncer l'absurdité et le danger que représentent les 400 milliards de dollars et plus dépensés pour les armements en un an.
Ce que l'on me reproche, c'est d'avoir pris au sérieux l'appel du secrétaire général de l'ONU, M. Kurt Waldheim, lorsqu'il nous rappelle, avec quelle insistance, notre tâche première, toutes affaires cessantes: sauver de la mort programmée 17 millions d'enfants par an, oeuvrer dans un effort collectif où chacun a le devoir de donner l'exemple pour que chaque personne sur cette planète en naissant ait véritablement le droit à une existence décente.
Si je suis ici, c'est sous l'accusation d'avoir pris ces voix là au sérieux, c'est parce que je me bats en conséquence depuis de nombreuses années et à plein temps pour mettre tout cela en pratique, c'est parce que je reste cohérent avec tout cela lorsque m'arrive une feuille de route. Je vous rappelle d'ailleurs, au passage, que je n'ai jamais reçu aucune feuille de route; en revanche, j'ai reçu une lettre du consulat de France en Belgique qui me demandait l'adresse d'un de mes amis, Philippe Ballenghien, insoumis notoire, car »le bureau de recrutement de Valenciennes en avait besoin pour régulariser sa situation militaire ! Ce qui prouve que dans l'administration française on n'a pas le sens du ridicule, ou qu'on y a le sens de l'humour...
Les raisons ne manquent donc pas de récuser la conscription militaire. Etant donné les développements de notre civilisation, il n'y a aucun espoir de concilier l'exigence de résoudre les problèmes dramatiques de la faim et du nucléaire, avec la préservation des valeurs humanistes de démocratie et de liberté qui sont le fondement de l'esprit européen, s'il n'y a pas une véritable conscience critique individuelle et collective, et une conséquente prise de responsabilité. Si un citoyen a vraiment le sens du devoir envers le peuple, il doit toujours rechercher, s'informer, réfléchir et se conformer à sa conscience quand il se trouve face à des choix qui vont de façon flagrante contre l'intérêt des citoyens.
J'ai critiqué l'arme nucléaire sous ses aspects criminels. Or nous savons de plus en plus que le nucléaire ne remplit même pas ses objectifs, et certainement pas ses objectifs militaires. La force nucléaire stratégique n'est capable de remplir ni les objectifs stratégiques ni les objectifs politiques en vue desquels elle a été élaborée, et qui plus est elle met la France et l'Europe en état permanent de danger accru. Ce n'est donc qu'une farce coûteuse, criminelle, inefficace et dangereuse.
Je pourrais épiloguer longuement à ce sujet et expliquer ce qu'au fond beaucoup de militaires savent fort bien, puisque c'est un débat qui a littéralement déchiré les états majors. Pour l'instant, je préfère examiner avec vous, en tant que citoyen qui s'informe et réfléchit, les choix gouvernementaux politico militaires car il me semble difficile qu'un citoyen ayant compris ce qui se trame puisse se prêter au jeu s'il a vraiment le sens de l'appartenance à un peuple auquel il est attaché. Je vais vous demander de faire un effort d'attention car l'étude des décisions prises au cours des dernières années est une raison pour un citoyen d'agir d'une certaine façon. Il faut comprendre ce qu'il y a derrière de tels choix: quel dessein et quel sort pour la population.
Le général de Gaulle, qui hérite des recherches commencées sous la IV ème République, et qui sera suivi dans les grandes lignes de sa politique par son successeur Georges Pompidou, politique modifiée de façon notable par Valéry Giscard d'Estaing, met en place ce que l'on appelait alors la "force de frappe", et s'occupe en même temps de restructurer la défense opérationnelle du territoire. C'est ainsi que nous nous retrouvons avec:
Les ordonnances de 59 (du 7 janvier 1959) portant sur l'organisation de la défense, et le décret d'octobre 67 qui les complète. Cela fait qu'à tout moment, si le gouvernement juge qu'il y a »menace (menace que ne définit aucun texte de loi), sur simple décision de sa part, toute la population active se trouve placée en affectation de défense, et tous les citoyens peuvent se retrouver passibles de la juridiction militaire devant laquelle je suis traduit aujourd'hui. Même pour de simples »troubles intérieurs.
Il y a, par ailleurs, le développement de la force nucléaire, dite alors »tous azimuts , que l'on justifie en définissant l'hexagone »sanctuaire national , et c'est en fonction d'une telle notion que se prennent les décisions politiques (au moins les décisions apparentes) et que s'organisent les armées.
Il y a, enfin, les divisions militaires territoriales qui collent étroitement à l'organigramme civil, et l'on voit bien que le vieux général, assumant les pouvoirs civils et militaires, a voulu se garantir contre les velléités de coups de force militaires, d'autant que l'expérience des putschistes d'Algérie lui avait servi de leçon.
C'est ainsi que nous avons une centaine de régiments opérationnels divisés en six grandes unités, stationnés pour l'essentiel près des frontières, surtout près de la frontière allemande, pour quatre d'entre elles, alors que deux autres se trouvent en Allemagne fédérale, le tout sous le commandement direct de Paris.
D'autre part, une trentaine de régiments seulement sont affectés au territoire; disposant d'une mobilité réduite, ils sont placés sous l'autorité des commandants de division militaire territoriale ou des commandants de régions.
Ces choix politico militaires ne sont pas sans conséquence pour la population, donc pour ce qui constitue véritablement la nation, dont il faut dire qu'elle est le peuple, et non pas l'Etat. Les armées, bien qu'ayant eu au cours de l'histoire un rôle tristement différent, trouvent la justification officielle de leur existence dans la défense de la nation, c'est à dire, en dernier ressort, dans la défense de l'intégrité physique, culturelle et patrimoniale du peuple. Or, voici que la logique de l'armée et celle de l'Etat, qui se confondent de plus en plus l'un dans l'autre, se conjuguent pour se retourner directement contre les populations qui ne sont plus seulement à discipliner dans l'illusion d'un intérêt collectif suprême au dessus de toutes les divisions sociales ou de classe, mais deviennent l'enjeu même de l'Etat armée. Cela aussi bien à l'extérieur, la force nucléaire stratégique étant avant tout une stratégie anti cités, qu'à l'intérieur, puisqu'en acceptant d'entrer dans le pari nucléaire c'est la p
opulation que l'on offre en otage aux puissances nucléaires. L'armée va donc devoir jouer également le rôle de garde chiourme du camp de concentration hexagonal, devenu cible permanente. Qui plus est, elle devra garantir une énorme fonction de police contre les citoyens, pour éviter, en cas de conflit, qu'une réaction de panique devant l'horreur qui les attend ou qui les atteint ne pousse la population à se retourner, à juste titre, contre l'armée et le gouvernement qui les ont honteusement piégés. C'est la préparation de l'écrasement de la Commune de Paris, à une échelle bien plus vaste et dans des proportions bien plus dramatiques. On doit se poser des questions en tant que citoyens.
Tout cela est rendu plus réel encore par l'évolution qui a suivi, quand on est passé de la conception gaullienne à la conception giscardienne, plus nuancée et plus moderne, qui constitue un développement dont nous dénoncions déjà la venue avant même que de Gaulle ne se retire du gouvernement de la France.
Dans un cas comme dans l'autre, toutes ces évolutions sont marquées du secret militaire qui fait que le citoyen est privé de possibilités d'intervention. Le secret militaire est une monstrueuse supercherie. Non seulement on ne nous informe pas, mais, même au Parlement, on ne sait rien. Il s'agit de faire confiance aveuglément au gouvernement sans que celui ci ait jamais de comptes à rendre, sans qu'il doive motiver les objectifs réels de sa politique militaire. Il n'est pas étonnant de voir maintenant certains députés menacer de ne plus voter sans davantage d'informations. Le Parlement est dépossédé de ses fonctions, le citoyen définitivement écarté. Quelle différence y a t il avec le régime monarchique ou même dictatorial à ce point de vue ?
Mais examinons bien l'évolution, car elle appelle les citoyens dotés de sens critique à ne pas se soumettre à ce qui se réalise sur leur dos.
Rappelez vous comment, entre 74 et 75 et même jusqu'en 77, se sont opérées la promotion, pour le moins inattendue, de certains officiers, l'élimination de certains autres qui ont disparu, écartés de leurs postes. Souvenez vous comment s'est passée la réorganisation de l'armée. Certes, ce n'était pas comme à la Libération, où il y a eu des règlements de comptes parfois sanglants entre français, et, au sommet, les purges drastiques sur lesquelles l'histoire officielle garde encore un silence pudique. Cette fois, on a opéré d'une façon plus discrète, plus élégante, car il s'agit de changer de politique sans provoquer de remous, dans la plus grande discrétion. Mais, ce n'est un secret pour aucun observateur, cela a provoqué un certain malaise dans le corps des officiers.
On fusionne la V ème et la VII ème région militaire. Ainsi, le Sud-Est et le Sud Ouest, peu favorables à la majorité politique actuelle, sont réorganisés. On va, dès lors, restructurer les commandements, la répartition des hommes et du matériel. On diminue la taille des divisions, on en augmente le nombre, on les rend plus mobiles, plus puissantes, et cette réorganisation permet de couvrir toutes les zones jusque là découvertes de l'hexagone et d'opérer un transfert de troupes sans que les mouvements soient trop visibles. Désormais, tout le territoire est littéralement quadrillé par l'armée. La Bretagne, le Sud Ouest, la Corse se trouvent ainsi contrôlés comme jamais ils ne l'ont été auparavant. Le Sud Est également. La région parisienne est refondue définitivement le 1 er septembre 1977, la place de Paris prenant sous son commandement les huit départements qui constituent la région parisienne; et puis la 2e DB est créée à Versailles cette même année.
Le commandement passe sous la responsabilité des commandants de région pour toutes les troupes qui se trouvent dans leur région, ce qui constitue une innovation significative, un choix politique précis. Pour parfaire le tout, on dédouble les divisions de quadrillage par des divisions de réserve constituées sur place à partir de personnes affectées pour quatre ans après un tri fait à l'issue du temps de conscription militaire.
Nous nous retrouvons alors avec 12 des 15 divisions d'active sur le territoire français, et ayant pour objet la zone où elles se trouvent, renforcées par 10 divisions de réserve mobilisables en une semaine, plus 4 autres qui seront formées à partir des écoles. A cela il faut ajouter les 50 000 hommes de la gendarmerie qui comprennent les gendarmes auxiliaires (c'est à dire des appelés), gendarmerie dont la structuration est parfaitement calquée sur l'organigramme militaire et civil, qui correspondent désormais. Il y a aussi les 30 mille gendarmes mobiles. Le maillage est parfaitement effectué, tout est bien tenu en main, le civil est tenu à l'oeil, tandis que, dans le même temps, le nombre des effectifs stationnés en Allemagne a été très sensiblement réduit.
Les manoeuvres, dès lors, se déroulent »en terrain libre pour reprendre une expression militaire, et l'on ne cache plus les thèmes de ces manoeuvres qui sont particulièrement significatifs en ce qui concerne les orientations anti-populaires prises désormais. Seuls les naïfs en politique donneront à ces mesures le sens que les hypocrites qui les ont conçues ou appuyées prétendent y attribuer officiellement. Certains discours du président de la République ou d'officiers supérieurs ne laissent d'ailleurs pas planer beaucoup de doutes quant aux intentions réelles.
Souvenez nous d'ailleurs des remous ainsi provoqués. Je ne prends pas les militaires pour des imbéciles, et je sais bien que l'on a conscience de tout cela dans les états majors. Il importe qu'on se rende compte aussi de tout cela en tant que citoyens. Mais l'évolution militaire, technologique et économique, identifie toujours davantage l'Etat à l'armée et l'armée à Etat. Vous avez poursuivi sur cette voie parce que vous avez estimé que cela correspond à votre sens du devoir, et peut être parce que c'est la logique de l'institution. Je constate que tout le monde y retrouve son compte. L'armée comme institution, l'Etat dans la conception que "ces gens là" ont de l'Etat, tout le monde, sauf le citoyen, victime de cette machination, le seul qui paie en fin de compte. Car, disons le, les choix politiques et militaires se discutent, mais à condition qu'ils aient pour but l'intérêt individuel et collectif des citoyens. Dès lors que ce n'est plus le cas, le citoyen a non seulement la possibilité légitime, mais le d
evoir civique de s'opposer à ce qui se trame et de refuser sa collaboration. Toute condamnation à son égard ne devient alors que le sceau visible du nouveau totalitarisme en place, l'impression d'une croix gammée ou d'un aigle fasciste sur une société dont on a conservé les apparences de démocratie pour mieux tromper, mais où il y a le vide derrière la façade, pire: il y a le stade à la chilienne ou l'hôpital psychiatrique à la russe, ou bien le four crématoire nucléaire... à la française !
Le nucléaire! Une évolution s'est faite à l'intérieur du choix nucléaire, évolution qui va de pair avec l'évolution stratégique professée par l'OTAN. On a introduit les armes nucléaires dites »tactiques (n'oublions pas qu'une fusée Pluton porte une bombe de la puissance de celle utilisée à Hiroshima). Ces armes font de l'Europe le premier théâtre d'opérations militaires, en particulier nucléaires. On a admis le principe de se servir les premiers du feu nucléaire. On a admis la possibilité d'une guerre à la fois atomique et conventionnelle en Europe, et en particulier à l'intérieur du territoire français. On a abaissé considérablement le seuil à parti duquel on peut provoquer la disparition d'une nation entière. Il n'y a même plus de dissuasion. A preuve, le quadrillage du territoire par l'armée. S'il y avait dissuasion, il y aurait un sanctuaire. Il n'y en a plus: on ne quadrille pas un sanctuaire ! Le général Buis l'a bien compris. Finalement la bombe sert à se retourner contre le citoyen: l'armée sert pou
r l'intérieur! Pour dominer le citoyen, or n'a plus besoin de la guerre: on a besoin de créer la sensation permanente d'une menace. Tout cela cadre parfaitement avec les perspectives de l'OTAN. De plus, le quadrillage du territoire est une garantie pour le complexe militaire industriel et les sociétés multinationales, dont les politiciens subissent les diktats quand ils n'en sont pas depuis longtemps l'émanation.
A cet égard, la classe militaire est probablement beaucoup plus désintéressée. Mais en tant que citoyens, les militaires ne peuvent faire abstraction de ce que je viens d'énoncer, de l'orientation que la logique du développement des armes et des choix politiques imprime à la société. Sinon, être militaire est ce encore être citoyen ?
Toujours est il qu'en face d'une armée qui, après le Vietnam et l'Algérie, se trouve sans terrain d'intervention d'envergure pour la première fois depuis dix sept ans, de nombreux problèmes internes se posent, auxquels les gouvernements successifs de la V ème République se sont trouvés et se trouvent confrontés. Vous vous êtes retrouvés avec des troubles internes, une discipline mal comprise ou mal acceptée, un désoeuvrement, la perplexité des officiers quant au rôle de l'armée, la création de comités de soldats, des revendications qui touchent à la fois la vie civile et la vie militaire Que vous a t on donné du côté du gouvernement ? Une vague réforme, une vague revalorisation du statut du soldat, quelques modifications des échelles indiciaires, la création d'un grade de major, c'est tout ! C'est dérisoire ! Mais on l'a fait parce qu'on avait besoin de vous. C'est dans la logique de cette conception de l'Etat qu'a le gouvernement et qu'ont les forces politiques qui ne la remettent pas en cause: il y a ident
ification entre l'armée et l'Etat comme ils se sont confondus pendant la dernière guerre mondiale comme c'est le cas avec la bombe en fonction de laquelle la société s'organise.
A cet égard, l'Etat armée est apolitique au sens de la politique des partis. Il n'est ni pour ni contre les options présentées par le RPR, I'UDF ou le PCF. Aucune de ces options ne remet en cause la neutralité de l'Etat coupé du peuple, le caractère central de l'armée qui transcende les différences sociales, la gestion des affaires qui, pour eux, doit être déléguée et non rester entre les mains des personnes concernées. Il ne s'agit plus désormais d'assurer la défense, mais la sécurité. La sécurité de quoi ? De ce désordre établi et bien cadenassé, de cette violence faite aux gens, de cette expropriation des citoyens et de la politique, c'est à dire de l'organisation de leur propre vie !
Quand il y a à peine une semaine Michel Debré demandait que le gouvernement assume des pouvoirs spéciaux et agisse par décrets sans s'inquiéter du Parlement, il ne faisait que demander que soit clarifié dans la forme ce qui se passe de plus en plus dans les faits. Comme en Italie, où cela se fait depuis longtemps déjà. C'est une des choses essentielles contre lesquelles se bat notre groupe parlementaire à Rome. Car accepter ces choses là, ce n'est pas être patriote! C'est bien tout le contraire! C'est se comporter en collabos de ce nouveau totalitarisme dont la différence avec ceux que l'histoire nous a offerts pour notre disgrâce est que ceux là étaient accompagnés d'une culture, d'une morale et d'une discipline, alors que maintenant on fait passer un totalitarisme de fait sous les dehors d'une société libérale, comme la drogue que l'on fournit aux condamnés pour qu'ils ne voient plus leur mort. On dit au peuple: »Amusez vous, droguez vous ... et pendant ce temps on tient les choses bien en mains. Pendant c
e temps, d'autres décident. Nous ne sommes pas dupes! C'est bien ce que l'on nous reproche. Mais, si ce tribunal est indépendant, comme il le prétend, il a ici l'occasion unique de le démontrer, en reconnaissant qu'en effet l'insoumission face à cela n'est pas un acte punissable au nom du peuple français, mais une marque de respect par rapport à ce peuple. Si vous condamnez, ne dites pas alors »au nom du peuple français , dites »au nom du gouvernement et de l'armée , car telle est la réalité.
Mais peut être, ces choses là, n'est il pas bon qu'on les dise? C'est prendre le gouvernement et son armée la main dans le sac, comme on prend un gamin les doigts dans le pot de confiture, ou comme... j'allais ajouter autre chose (N.D.A.: L'expression autocensurée était: "comme on prend un président la main dans la boîte à diamants".) mais, Monsieur le Président, si je le faisais, vous m'interrompriez encore... C'est montrer le marécage dans lequel croupissent les crapauds crapuleux qui transforment en mirador le podium électoral fleuri et tricolore sur lequel ils se font réélire, de campagne électorale en campagne électorale. Les gens n'y voient que du feu parce que la presse, la radio et la télévision sont, dans l'ensemble, bien en mains et qu'il n'y a pas de démocratie en France car le gouvernement a séquestré l'Etat à son profit, alors qu'il n'est pas l'Etat mais devrait être à son service, et qu'il a séquestré la télévision qui de service public qu'elle aurait dû être est devenue un sévice public, la ma
traque du gouvernement. Les radios libres du Parti socialiste, des écologistes ou de la CGT sont là pour témoigner de cet état de fait. Elles sont une insoumission qui participe de la véritable défense des citoyens. Il faut que l'on se rende bien compte que ce que l'on vous demande, c'est d'assurer le contrôle de ces choses là. Cela revient à assurer le contrôle d'un complot contre la population.
L'histoire est faite de l'intervention des êtres humains: elle n'est pas génération spontanée ou produit du hasard. Ce système repose sur l'obéissance inconditionnelle aux ordres, sur la soumission aveugle et sur l'absence de toute pensée critique, de toute prise de recul. J'affirme donc que l'armée est incompatible avec tout projet de société centrée sur l'être humain, dans laquelle l'être humain est au coeur des choses, la seule qui vaudrait la peine d'être défendue. La nôtre n'en vaut pas la peine. Pour cela nous ne pouvons que la refuser. Nous sommes bien obligés de remettre en cause cette conception de l'Etat suicidaire pour la démocratie! Et je dis que serait irresponsable aujourd'hui toute force politique qui ne chercherait pas le développement du jugement critique des citoyens. Accepter aveuglément ce que l'on propose, c'est à la fois Vichy et l'obéissance au roi en 1789, cela mène à l'extradition de Piperno, de Pace, à celle de Klaus Croissant qui bafouent les règles élémentaires de la justice, c'es
t l'emprisonnement de François Pain, c'est le Berufsverbot, c'est la chasse aux sorcières, c'est accepter l'incroyable succession de viols successifs de la volonté populaire qu'a constitué l'usage de l'armée à travers l'Histoire.
Il est donc important de jeter un coup d'oeil en arrière et de voir si c'est acceptable. Il est des constantes que l'histoire nous enseigne et nous devons en tirer les conclusions. Elles portent clairement à assumer des positions comme celle qui est la mienne, et pour cela je vous demande de suivre ce que j'ai à vous dire sur ce point. Tout est toujours pareil. Les gouvernements successifs placent toujours l'armée au centre d'une monstrueuse tromperie qui continue de nos jours. Voyons donc ce que nous dit l'histoire. Je passe sur les guerres de conquête. Elles n'ont fait que rabaisser les nations au rang de brigands: ce ne sont ni plus ni moins que de vulgaires cambriolages à main armée avec assassinat et prises d'otages. Mais voyons donc la logique de cette tromperie.
1789. L'insoumission permet l'avènement de la République. C'est la république bourgeoise. Dès 1791, les girondins qui veulent améliorer leurs finances, celles de la bourgeoisie, et qui veulent rétablir la tranquillité intérieure du pays dont ils ont besoin pour maintenir leur domination, voient dans la guerre une solution rêvée. L'armée n'est ni prête ni équipée. Qu'à cela ne tienne ! On commence par Valmy, et on ne s'arrêtera plus ! Jusqu'à Waterloo !
Quand vient la Restauration, c'est la garde nationale que l'on charge de briser dans le sang les premières révoltes ouvrières.
Sous Napoléon III, on a peur du peuple en armes. Mieux vaut la guerre, cela sauvera le pouvoir. Mieux vaut même l'occupation. On sait que l'on ne peut pas tenir la guerre. Qu'importe, le seul but est l'ordre intérieur. On sacrifie des dizaines de milliers de vies humaines, et c'est Sedan ! Mais c'est pire encore: Bazaine négocie avec la Prusse pour pouvoir utiliser son armée contre le peuple. Que voit on alors? Un double mouvement populaire. D'une part, la création de corps francs, c'est la résistance des insoumis, c'est le peuple qui défend son intégrité, sa terre, c'est la véritable défense: celle du volontariat qui tient tête quand l'armée régulière a capitulé devant l'invasion. D'autre part, la garde nationale ne suit pas Thiers, elle devient garde ouvrière, et le peuple abolit la conscription et les armées permanentes. C'est la Commune. En réponse, Thiers enrôle les conscrits, et avec la bénédiction des Prussiens écrase dans le sang la Commune de Paris.
Le même scénario se répète au début du siècle. De vastes mouvements sociaux se développent. L'antimilitarisme et le pacifisme ouvriers sont extrêmement répandus. Au gouvernement, on cherche la solution et on la trouve: la guerre. Comme prétexte: l'Alsace Lorraine. On trompe le peuple, on musèle les moyens d'information, et l'on fait dire que tous partaient au front dans un air de fête. La grande boucherie commence. Rébellions, mutineries et fraternisation en 17 des soldats français et allemands, rien n'y fait ! L'Etat impitoyable fait massacrer le peuple à Verdun. Il y a les fusillés pour l'exemple. Les gendarmes surveillent les soldats jusque dans les tranchées pour les abattre à la moindre faiblesse. Tout cela ne visait qu'à faire expier au peuple dans le sang la prise de conscience de sa propre existence.
Et l'on repart: peuples et gouvernements laissent monter le fascisme et le nazisme, et Hitler s'empare de tout presque sans coup férir. En 39 c'est la guerre, mais en 40 c'est Vichy, car Weygand et Pétain sont davantage préoccupés par l'ordre intérieur que par la lutte contre une forme de vie totalitaire. Un déserteur de marque s'insoumet: de Gaulle. En 43 la résistance se manifeste, mais peut-être vaut il mieux ne pas rappeler les tristes souvenirs des milices, et ce qui s'est passé entre FFI, FTP et ORA. Qu'importe, on dira aux résistants survivants de tous bords: »Vous étiez des braves , mais on récupérera la victoire au profit des troupes régulières. Vichy n'a jamais existé. De toute façon, il est temps d'aller jouer au bourreau en Indochine, puis en Algérie, pendant que l'on sauve les apparences en allant créer l'ONU pour qu'il n'y ait plus jamais de guerre...
Aujourd'hui, c'est pareil, c'est la même tromperie: il s'agit de créer artificiellement un consensus intérieur pour associer le peuple à un intérêt auquel il n'a rien à voir: transcender les tensions et divergences sociales, et enrichir le complexe militaire industriel. On n'a plus nécessairement besoin de la guerre: on a créé de toutes pièces la menace. Elle est provoquée par la possession de la bombe nucléaire. Et, comme si cela ne suffisait pas, on y ajoute maintenant la »menace du pétrole , et l'on nous annonce la préparation de troupes spéciales à cet effet!
A travers toute l'histoire, il y a une constante. Pour donner une caution à cet ensemble, et quels que soient les choix opérés par les gouvernements, on y associe tout naturellement la population au moyen de la conscription. Et c'est toujours vrai aujourd'hui! Comme si le procès de Nuremberg n'avait pas eu lieu ! Comprenez alors qu'un citoyen responsable ne se prête pas au jeu. On fait comme si les principes de Nuremberg n'existaient pas. Ce sont des questions sérieuses que je pose.
Il y a encore d'autres aspects. Je voudrais en aborder au moins deux avant de conclure. Il y a, en particulier, ce que j'appelle les sous produits de la conscription. De Lyautey au général Vanuxem, il n'a pas manqué d'officiers supérieurs pour proclamer les valeurs éducatives de l'armée. Il y a aussi les beaux parleurs conservateurs de l'Assemblée nationale que Michel Debré symbolise comme fossile d'une époque largement dépassée. Mais, depuis longtemps, ce qui me frappe le plus, c'est le laminage de la volonté des gens qui rentrent à l'armée. Ce laminage, cet écrasement de la volonté et de la capacité d'indépendance est bien un des aspects les plus inquiétants de la conscription militaire. Je ne veux pas faire un procès d'intention facile. Je me borne à constater les résultats. Les officiers et sous officiers probablement n'y pensent même pas. Ils font faire et refaire ce qui s'est toujours fait dans les casernes. Même ce qui est absurde et ne sert pas à la défense. On réapprend aux soldats à marcher... au p
as..., on leur fait nettoyer et renettoyer leurs affaires, plus qu'il n'est nécessaire. On leur fait cirer et briller leurs chaussures, on leur fait même souvent cirer la semelle. Cela ne sert à rien. Quel est le rapport avec la défense? Vous en connaissez vous, des gens qui dans la vie normale cirent la semelle de leurs chaussures? Et il y a tous les rituels ridicules, les saluts continuels, les mises en scène permanentes: celle de la prise d'armes, celle de la cérémonie du rapport. Il y a les brimades, les plaisanteries vexatoires qu'ailleurs on reprocherait à des gamins. Un avilissement permanent! On assiste à un véritable dressage. Comme celui des chiens. On transforme l'être humain qui entre à la caserne en une bête dépourvue de pensée mais pleine d'excellents réflexes stakhanovistes. Des types soumis. Prêts à tout, du moment que l'autorité s'exprime.
(Intervention du président du tribunal »Allons, tous les militaires ne sont pas abrutis comme ça! Moi aussi j'ai fait mon service militaire et je ne suis pas abruti pour autant! )
Mais je l'espère bien! Seulement, si tous ne le sont pas, ce n'est pas grâce à leur passage à l'armée, mais au contraire en dépit de ce passage. Comment explique t on qu'un citoyen devienne prêt à tout du moment qu'on le lui demande? Il y a une étude intéressante faite par le professeur Milgram, de l'université de Yale, qui montre comment un individu tout à fait normal, qui n'a aucune envie de meurtre, peut arriver à faire souffrir et à tuer, à partir du moment où une autorité lui en donne l'ordre. Je ne rentrerai pas dans les détails et pourtant ce serait utile. Car c'est ainsi que l'on fabrique les fonctionnaires de l'horreur et que la conscription militaire sert finalement à reculer le plus loin possible le seuil où commence l'acte responsable, où parle la conscience. Et pourtant, les principes de Nuremberg nous disent que ce n'est plus tolérable maintenant. Le résultat, c'est le contingent qui part pour l'Algérie malgré les révoltes de 1954, c'est le contingent qui se trouve associé à des opérations dont
les entonnoirs, les nerfs de boeuf, les baignoires, les presses, les poulies, et la lame de couteau qui fouille directement dans les chairs étaient les instruments normaux. C'est l'armée chilienne que l'on disait la »plus démocratique du monde qui obéit comme un seul homme à Pinochet et qui renverse Allende.
Cette école pour la nation, ce sont aussi les groupes, bien connus de tout le monde et certainement de vous mêmes, qui vont se saouler la gueule à la première occasion, et qu'on retrouve à vomir dans les gares le samedi soir. Mais la conscription, c'est aussi l'éducation permanente pour une guerre civile d'une moitié de la population contre l'autre: les hommes contre les femmes, pour assurer leur domination sur elles, quitte à leur faire croire qu'ils les protègent. Vous savez très bien ce qui se passe dans les casernes. Ce n'est un secret pour personne. A l'armée toutes les femmes (sauf la sienne), toutes les femmes sont des salopes!
(Interruption du président du tribunal: »Je vous interdis de traiter la femme française de salope! Vous ne pouvez pas parler ainsi. Ayez du respect pour les femmes )
Mais justement, c'est parce que j 'ai du respect que je veux dire les choses comme elles sont. Car c'est bien ainsi que la femme est considérée dans les casernes. C'est l'objet à baiser, la faiblesse face à la force du bidasse. Il faut le dire. C'est comme quand on termine le »rapport dans les casernes, et cela vous le savez bien, sinon cela voudrait dire que vous n'avez aucun rapport avec les sous officiers et les hommes de troupe. Vous savez, à la fin du rapport on fait hurler aux soldats des »cris virils , qu'on les entend encore parfois crier quand ils sortent en groupe dans la rue; c'est du type: »Spermato, spermato, spermatozoïde! ou encore: »Les femmes, c'est bon. Pour qui? Pour nous! Comment? A poil!
(Interruption du président du tribunal: »Ayez un peu de respect et d'égards pour les femmes qui sont dans la salle. Vous n'avez pas besoin de dire des choses comme ça... )
(Intervention de Me Gisèle Halimi: »Monsieur le Président, il faut le laisser parler. Il dit des choses très importantes. Il parle de choses qui existent. Cela m'intéresse. Je trouve important qu'il puisse dire ce qu'il a à dire sur ce sujet )
Moi je voudrais savoir quelle est l'éducation que l'on donne à travers tout ça. Laissez moi vous mentionner quelques refrains de chansons qui se chantent dans les casernes. Celles des régiments. Je vous ai choisi quelques uns des refrains de bataillons de chasseurs:
Le 9e bataillon. Le refrain est: »Marie, j'ai vu ton cul tout nu. Cochon, pourquoi le regardes tu?
(Rires dans la salle. Embarras manifeste du président du tribunal.)
Le 16e: »Je baiserais bien la fille, mais ma mère ne veut pas.
Le l9e »Encore un arbi d'enfilé, rompez, encore un arbi d'enfilé.
Le 20e: »Trou du cul, trou du cul, trou du cul plein de poils, trou du cul, trou du cul, trou du cul poilu.
Celui là, je dois dire, je l'ai trouvé particulièrement intelligent...
Le 25e: »Tout le long du bois, j'ai baisé Jeannette, tout le long du bois, je l'ai baisée trois fois.
Le 28e, enfin »Si vous avez des couilles, il faudra les montrer.
C'est édifiant, n'est ce pas? Et je vous passe les refrains des régiments de parachutistes ou de légionnaires !
(Rires dans la salle)
Je vous passe aussi la série des brimades pratiquement quotidiennes dans les casernes, vous savez, quand on fait faire des »pompes et qu'on fait dire au type en même temps: »Brigitte Bardot est une putain, mais je suis trop con pour la baiser; Brigitte Bardot est une putain, mais je suis trop con pour la baiser; Brigitte Bardot est une putain, mais je suis trop con pour la baiser; Brigitte Bardot est une putain, mais je suis trop con pour la baiser...
(Manifestations d'impatience du président du tribunal)
Vous savez ce qu'est le langage des sous officiers, ce langage qui pleut chaque jour sur les soldats. On injurie les types en assimilant l'arabe, l'intellectuel, le pédé, la gonzesse. Racisme, imbécillité et mépris de la femme, tout est mêlé là dedans. Une belle éducation.
(Nouvelles manifestations d'impatience du président du tribunal)
Monsieur le Président, j'en arrive ici à quelque chose de très important. Quand on parle aux soldats, il y a toujours des propos méprisants envers les femmes et qui les mettent toujours dans un état d'infériorité. La caserne élimine ce qu'il y a de féminin dans l'individu. On donne à chaque homme la conviction qu'il peut se passer des femmes, qu'il sait tout faire, y compris les tâches ménagères, mais surtout qu'une fois libéré il n'aura plus jamais à le faire puisqu'il l'a déjà fait suffisamment, et suffisamment bien. On fabrique des maris possessifs et jaloux. On fait naître la certitude que le gouvernement ne peut qu'être celui des hommes, et pas celui des femmes. Et quand la conscription a ignoré la femme, c'est par mépris envers elle: elle n'a pas de rôle à tenir dans la société: elle fait partie du décor.
Je pourrais continuer très longtemps sur ce point.
Je voudrais seulement vous faire remarquer qu'à lui seul il justifierait le refus de la conscription. C'est la cause des femmes, donc la cause de notre civilisation, qui l'exige. L'existence de l'armée est radicalement incompatible avec la libération des hommes, des femmes, et cela d'autant plus que l'on maintient la conscription. Le désarmement devient dès lors une condition nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, de la cause des femmes. Indépendamment des valeurs féminines, ce sont les valeurs humaines qui sont atteintes. La cause des femmes exige que l'armée n'existe pas. Il faut défendre les valeurs féminines parce qu'elles sont simplement humaines. Ce n'est d'ailleurs qu'en intégrant les valeurs dites féminines que nous pourrons évoluer vers une société qui fait de l'être humain le centre de ses attentions et de ses préoccupations.
Vous le voyez, qu'on examine l'armée par un bout ou par l'autre, la conclusion est toujours la même: cette institution, par sa nature, par sa conception, par ses développements, va toujours contre une majorité de citoyens, contre les individus, alors qu'elle prétend exister pour les défendre.
Mais l'armée n'assure même pas la défense ! Vous ne défendez rien ! Pas même les vies humaines qui disparaissent assassinées par la faim ! Pas même l'indépendance nationale. Elle n'existe pas. Car on est déjà envahis, depuis longtemps, par les multinationales. Je le sais bien: j'ai travaillé plusieurs années dans une multinationale, et je peux vous dire que les décisions ne sont pas prises en France. Ce pays est dépendant économiquement aussi bien de l'Arabie Saoudite que de l'Afrique du Sud, du Chili, de Singapour ou de Hong Kong. L'indépendance n'existe pas, et encore moins sur le plan militaire. C'est un bon prétexte pour amener les types à se battre. Vous n'assurez pas la défense sur le plan écologique ou culturel. Nous sommes dépendants au point de vue écologique par la pollution des grands fleuves qui traversent plusieurs pays, de l'air, le danger que font courir les centrales nucléaires par dessus les frontières qui n'existeront pas pour la contamination en cas d'incident. Nous sommes dépendants cult
urellement. Il suffit d'allumer un poste de radio pour s'en apercevoir. Dans le même temps, on a écrasé toutes les cultures régionales au nom d'un nationalisme absurde.
Vous n'assurez même pas la défense militaire, mais vous jouez sur la mort des populations pour que les choses s'arrêtent quand elles ont dépassé les limites du supportable. C'est ce que vous nous proposez avec l'arme nucléaire. Si on reprend l'Histoire, d'une seule guerre, la dernière, on peut prétendre qu'il s'agissait d une guerre de défense. 50 millions de morts ! Il y a eu 50 millions de morts, et vous appelez ça de la défense? Vous trouvez que c'est efficace ? 50 millions de morts une fois que l'Italie a laissé monter le fascisme, l'Allemagne le nazisme, et que tous les gouvernements réunis ont laissé se perpétrer l'annexion de la Pologne puis d'autres territoires. 50 millions de morts pour mettre fin au type de civilisation absurde qu'Hitler incarnait ! 50 millions de morts, ce n'est pas une défense efficace. N'est ce pas la preuve que l'armée n'a pas de pareil en matière d'inefficacité?
Il est vrai que vous ne préparez pas la défense: vous préparez la guerre ! La défense, cela ne se prépare pas pour un temps de crise hypothétique: cela se vit aujourd'hui. C'est dans le cadre du quotidien que se prépare la défense. Il faut pouvoir se défendre dans le cadre du travail, de la famille, dans n'importe quelle circonstance. Un peuple capable de se défendre dans la vie de tous les jours contre toutes les atteintes, de s'organiser démocratiquement, de défendre, jour après jour, la véritable démocratie, de voir les dangers qui la menacent, de réagir immédiatement, voilà ce qu'est une véritable défense. Or l'armée prépare exactement le contraire. Elle est donc radicalement incompatible avec la défense.
Mais que veut on défendre? Contre qui ou contre quoi? Avec quels moyens justes et efficaces ? Vous ne savez même pas ce qu'il faut défendre. Je vous demande alors avec quelles armes peut on se défendre, avec quelles armes:
contre les sociétés multinationales et leurs abus;
contre la pollution industrielle;
contre les injustices économiques;
contre les lois violentes, autoritaires, antidémocratiques, les ordonnances de 59, la loi anticasseurs, les extraditions abusives;
contre le viol des consciences que constitue la publicité?
Dites moi avec quelles armes nous pouvons nous défendre:
contre le monopole de l'information, l'information qui est séquestrée par le gouvernement, ce qui fait que l'on tue ainsi la démocratie;
contre le rétrécissement des libertés que l'on constate;
contre la dégradation de la qualité de la vie: on multiplie la quantité et on fabrique mal ce qu'avant on faisait bien;
contre l'exploitation des femmes, leur maintien dans un statut d'inégalité;
contre l'écrasement des minorités de toutes sortes, qu'elles soient régionales, culturelles ou politiques, contre l'écrasement des diversités;
contre les abus de pouvoir, ceux des institutions, des forces de police, ceux qui se manifestent sur les lieux de travail, dans les familles, dans les tribunaux;
contre la barbarie des lois qui prévoient encore la peine de mort et la détention à perpétuité;
contre l'holocauste en cours de millions d'enfants et d'adultes que l'on extermine en utilisant l'arme de la faim;
contre l'inflation, le chômage, la répartition injuste des biens.
Avec quelles armes allez vous nous défendre contre tout cela? Vous parlez de menace. Mais c'est notre vie et son organisation qui sont à défendre. Nous sommes occupés par les troupes de Rockefeller, Rothschild, Empain, Ford, du sheik Yamani, de Mitsubishi et tant d'autres qui décident chaque jour ce que nous allons penser, aimer, vouloir, acheter. Cela, vous le cachez. Au point de vue extérieur, il n'y a plus de défense nationale, mais une démence nationale qui occasionne une dépense nationale exorbitante; aussi est-on, je crois, en droit d'exiger aujourd'hui un peu de décence nationale. Au point de vue intérieur, non seulement nous ne sommes pas défendus par l'armée, mais l'Etat conservateur favorise les forces conservatrices qui nous agressent.
Une véritable défense est celle qui s'organise toute seule. C'est ce que je fais depuis des années avec mes amis. C'est ça la résistance. Une résistance civile, non violente, active, préventive et constructive. Ce que vous jugez ici, ce n'est donc pas un insoumis, mais un effort collectif positif, un effort de construction. Quelque chose qui est en train de s'exercer maintenant et depuis des années. Une résistance qui se renforce d'année en année. Une construction patiente et têtue, qui ne connaît pas de frontières, c'est à dire à l'échelle réelle du cadre de vie.
Nous travaillons à tisser des liens entre les peuples. Ce travail, je l'ai fait en Amérique latine, en Europe, aux Etats Unis, dans plusieurs continents. Vous avez reçu de nombreuses lettres qui en attestent. Un travail fait avec les syndicats, avec diverses organisations, avec la War Resister's International, avec l'Insoumission collective internationale, avec le Mouvement pour le désarmement, le paix et la liberté. Est ce qu'en faisant cela j'ai ôté quelque chose à la France ? J'ai agi en tant que citoyen du monde. Le travail pour le désarmement, pour une vie décente, pour la démocratie, je l'ai fait dans tous les pays. Si j'ai retiré ma coopération à l'armée française, j'ai tout autant »soustrait des dizaines de personnes dans d'autres pays à leurs armées nationales, j'ai donc tout autant affaibli ce que l'on peut considérer comme les »armées adverses . Cela, aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est. L'été dernier, cet été, j'ai organisé la Caravane du désarmement de Bruxelles à Varsovie, du siège de l'OTAN au li
eu de signature du pacte de Varsovie. Nous sommes allés jusqu'à Varsovie.
Pour nous, il s'agit de faire des gens conscients, alertés, informés, responsables, agissant en conscience. Des gens qui ne se laissent abuser par personne: qu'il s'agisse d'un occupant, d'un militaire, d'un politicien, d'un patron ou d'un journaliste. C'est cela la vraie défense. C'est celle qui se fait depuis des années au Larzac où les paysans tiennent tête à une armée et à un Etat. Ce qui est menacé, ce sont les rapports sociaux, économiques, politiques, écologiques, les conditions de vie, mais ce n'est pas une question intérieure ou extérieure. La véritable défense se trouve dans le fait qu'un peuple est tellement attaché à son projet de société que personne ne peut en abuser. C'est cela que je construis tous les jours, c'est à cela que je vous demande de donner crédit. Parce que l'autre défense, c'est celle des collabos, celle qui permet les inégalités, les injustices, la soumission. Voici tout le sens de mon action politique depuis des années. Il faut mettre son jugement critique au centre de toute ac
tion, il ne faut pas oublier le tribunal de Nuremberg.
Maintenant que nous sommes informés, les changements deviennent possibles. Si l'on poursuit les vieilles logiques, on ne croit en rien, on ne crée rien, on subit la situation du monde. Il ne faut pas prolonger sa course avec compétence et avec une intelligence suicidaire, sinon on ne contribue à rien, on est, en fait, facteur de régression. Contribuer, ce n'est pas rester dans l'art du possible, mais c'est, au contraire, créer les conditions d'un autre futur possible.
LE PRESIDENT DU TRIBUNAL: Nous n'avons pas qualité pour réformer le monde! Ce que vous avez soulevé ne nous concerne pas. Nous avons quelques questions à vous poser.
JEAN FABRE: Oui, bien sûr.
LE PRESIDENT: Pourquoi n'avez vous pas répondu à la convocation qui vous a été envoyée?
J. F.: Monsieur le Président, je n'ai jamais reçu d'ordre de route.
LE PRESIDENT: Mais ça, c'est parce que vous n'aviez pas communiqué votre adresse.
J. F.: Mon adresse a toujours été connue. Je l'ai communiquée à la gendarmerie lorsque, pour raisons professionnelles, j'ai établi mon domicile à l'étranger, au Danemark en particulier, en raison de procédures judiciaires en cours. Mon frère et mon père sont allés à la gendarmerie quand celle ci a voulu vérifier mon adresse à Bruxelles et ils ont pu constater qu'elle était connue. Elle figurait d'ailleurs dans plusieurs publications. J'ai reçu deux communications venant du bureau militaire du consulat de France à Bruxelles, mais aucune ne faisait état d'un ordre de route. L'une concernait mon ami Philippe Ballenghicn, insoumis, dont on me demandait l'adresse. Evidemment, je n'avais pas à répondre.
LE PRESIDENT: Pourquoi n'avez vous pas eu cette position depuis le début? Vous vous êtes fait recenser, vous avez été au conseil de révision, vous avez passé les épreuves de sélection à Blois. Rien ne laissait penser que vous vouliez vous déclarer insoumis.
J. F.: Je me suis plié à la loi tant que cela restait en conformité avec ma conscience et mes jugements. La loi faisait obligation de se faire recenser. J'ai donc signalé mon existence. Quand on m'a dit de me présenter, je l'ai fait. On m'a invité poliment, je n'avais pas de raison de ne pas répondre poliment. Cela ne veut pas dire que j'approuvais. J'attendais la confrontation quand elle serait nécessaire. J'ai toujours été correct. Au conseil de révision ou aux trois jours, il s'agissait de déterminer mon aptitude physique et intellectuelle. Il ne s'agissait pas d'un engagement de ma part ou d'une coopération avec l'armée. On m'a ainsi déclaré apte, et c'est en tant que personne reconnue apte que j'ai pu poser mon acte de refus. On ne m'a jamais déclaré apte en conscience. On ne pouvait pas le faire. Je suis resté cohérent. C'est tellement vrai qu'aux trois jours, après les tests, on m'a proposé d'être élève officier et j'ai refusé, et à la fin des trois jours, quand je suis passé devant l'officier instruc
teur...
LE PRESIDENT: L'officier orienteur...
J. F.: C'est cela, pardon, L'officier orienteur, je lui ai dit clairement que toutes les questions qu'il me posait ne me regardaient pas. Il a dû lui même m'affecter dans une arme et à un poste dont je ne me souviens pas, car cela ne m'intéressait pas. Je me suis toujours déclaré non concerné par le problème militaire.
LE PRESIDENT: Vous avez demandé des sursis. Vous avez reçu des papiers, vous les avez renvoyés régulièrement... pourquoi ne pas vous être déclaré insoumis tout de suite ?
J. F.: Oui, j'ai renvoyé régulièrement les papiers. Puisque la loi me donnait la possibilité de bénéficier d'un sursis, et puisque je devais travailler à réaliser certaines choses, il n'y a pas de raisons pour lesquelles je ne devais pas déterminer moi même le moment de la confrontation avec les tribunaux.
LE PRESIDENT: Pourquoi avez vous demandé un certificat de position militaire ?
J. F.: Parce que je voulais savoir quelle était ma position, si on ne m'avait pas oublié ou ignoré. J'avais lancé avec plusieurs amis français, suisses, italiens, allemands, la campagne d'Insoumission collective internationale. Mes amis avaient tous été arrêtés. Moi je venais en France régulièrement, et il ne se passait rien. François Feutren a été condamné par ce même tribunal à dix huit mois de prison, Dominique Jeannot à deux ans, d'autres à Lille, à Rennes, à Metz, à Lyon ont été condamnés. Ils sont des dizaines, des centaines. Moi, rien.
LE PRESIDENT: Naturellement, on ne vous a jamais arrêté puisque vous n'étiez pas en France.
J F.: Ce n'est pas vrai. Je résidais à l'étranger pour raisons professionnelles, mais je venais régulièrement en France, et publiquement. Le jour même où j'ai reçu la réponse de l'autorité militaire à ma demande de certificat de position militaire, je me suis rendu à Lille où j'ai présidé une réunion publique sur les tribunaux militaires. Les Renseignements généraux étaient présents. Et il ne s'est rien passé. En 1976, j'ai organisé avec mes amis la grande marche non violente pour la démilitarisation de Metz à Verdun. J'ai marché en tête de la manifestation. J'ai fait des discours en place publique, j'ai parlé devant les casernes où j'ai dit vingt fois plus que ce qu'il y avait dans les tracts des comités de soldats pour lesquels, quelques mois plus tôt, des dizaines de personnes ont été inculpées devant la Cour de sûreté de l'Etat. J'étais insoumis, hors la loi. Les gendarmes savaient qui j'étais, ce que je faisais. On ne m'a jamais arrêté. Alors j'ai commencé à douter. J'ai présidé des réunions publiques,
donné des conférences de presse. En septembre, j'étais au Parlement européen à Strasbourg, j'ai été interviewé en direct sur FR 3, et je n'ai jamais été inquiété.
LE PRESIDENT: Vous saviez que vous étiez insoumis, vous n'aviez qu'à vous présenter au premier commissariat.
J. F.: Non, je suis un homme libre, et j'ai agi en tant que tel. Je n'ai rien à faire en prison. Me présenter à un commissariat aurait été un reniement de mes positions. Je n'avais pas à me présenter car j'ai raison. C'était à vous de prendre l'initiative de m'arrêter si vous me jugiez en tort. Si, en revanche, vous m'aviez envoyé une convocation pour me faire un procès, je serais venu, car j'ai toujours entendu répondre pleinement de mes choix et de mes actes.