UNE COUR MONDIALE DE LA DEMOCRATIE
Une structure judiciaire supranationale et indépendante pourrait agir en cas de scrutins truqués et rappeler les Etats au respect des libertés.
Par MONCEF MARZOUKI
Moncef Marzouki est professeur de médecine, ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme et porte-parole du Conseil national pour les libertés en Tunisie.
Libération, lundi 8 novembre 1999
Il fut un temps où les Etats de l'après-décolonisation n'avaient pas peur, encore moins honte, de rejeter purement et simplement le régime démocratique en le déclarant politiquement inapte et sociologiquement incompatible avec certaines cultures. De nos jours, et parce que le monde n'est plus ce qu'il était il y a quarante, trente ou dix ans, les dictateurs soucieux de pérenniser leur pouvoir au-delà même de leur propre mort se recyclent et s'inventent de nouvelles arguties bien plus nuisibles que celles jadis utilisés par leur prédécesseurs. Aujourd'hui, les régimes non justifiés par l'histoire - plus exactement par le combat indépendantiste mené contre les puissances coloniales - sont contraints de se trouver une nouvelle forme de légitimité: les homélies démocratiques et les parodies électorales.
La panoplie du faux et usage de faux de la démocratie va du faux enthousiasme populaire, du faux référendum modifiant la constitution dans un sens nettement favorable aux présidents reconduits, jusqu'aux résultats archi-faux annoncés par les ministres de la police, en passant par les fausses listes électorales, les faux débats, les faux challengers des présidents sortants, les fausses commissions de surveillance électorale et les faux observateurs internationaux. Tout se passe comme si on imprimait devant nos yeux de la fausse monnaie et qu'on nous obligeait à acheter cette monnaie de singe au prix le plus fort.
Contre ces pseudo-élections, pas plus que contre toutes les autres violations de leur droits inaliénables, les peuples sous occupation endogène n'ont aucun recours légal et pacifique. Ils n'ont le choix qu'entre la soumission ou la révolte qui est elle-même parfois porteuse d'injustice et de dictature. Il n'existe aucun tribunal constitutionnel national devant qui contester le régime et sa politique de brutalité et de mépris. On ne sait tout simplement pas comment répondre de façon un tant soit peu efficace à ce qui constitue visiblement une agression contre la loi internationale et, surtout, l'éthique universelle. Que doit-on faire et que peut-on faire?
La responsabilité internationale ne peut en aucun cas se manifester par le biais de ce qu'on appelle improprement l'ingérence humanitaire. Son côté politique de la canonnière des grandes puissances en fait actuellement un mécanisme limité, violent et trop grossier pour ne pas être, comme dans le cas del'Irak, totalement injuste et contre-productif.
Dans l'état actuel du monde, on ne peut donc envisager que d'autres voies de recours, d'autres modalités d'action qui soient à la fois politiques et pacifiques. L'une de ces voies de recours pourrait être la création d'une structure légale internationale sur le modèle de la Cour de La Haye ou du Tribunal criminel international ayant pour vocation de se prononcer sur la légalité des élections dans tel ou tel pays.
Cette structure, que l'on pourrait appeler la Cour constitutionnelle internationale (CCI), remplirait non seulement un réel vide juridique et moral, mais jouerait à plus long terme un rôle décisif dans l'éradication des dictatures. Mais, de quelle constitution internationale une telle Cour se ferait-elle la gardienne?
L'humanité s'est dotée depuis cinquante ans d'un corpus de principes généraux et de lois établies par le législateur universel onusien sous forme de chartes, déclarations, pactes et autres conventions. Même les rares Etats qui n'ont pas ratifié ces textes ne peuvent prétendre les ignorer ou les considérer comme étant inférieurs par rapport à leur lois nationales.
Les éléments clés de cette législation universelle sont la charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l'homme (Dudh), le pacte international pour les droits civils et politiques (PIDCP) et le pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc). Or la Dudh, dans ses articles 18, 19, 20 et 21, le PIDCP, dans ses articles 21, 22 et 25, ainsi que le Pidesc, dans ses articles 2, 3 et 5, garantissent toutes les libertés démocratiques dont évidemment le droit à des élections transparentes. Ce corpus de principes moraux et de lois spécifiques fait aujourd'hui office, de jure comme de facto, de Constitution du monde.
Autant les articles du PIDCP sont clairs et fermes sur les droits de la personne humaine et des collectivités, autant sont dérisoires les mécanismes prévus pour le contrôle et le suivi de leur application. Et pour cause: l'ONU reste encore très imprégnée d'une mentalité de syndicats des Etats négociant des compromis politiques au mépris des principes universellement reconnus. Une commission des droits de l'homme, sans le moindre pouvoir dissuasif, reçoit les rapports qui émanent des Etats, délibère interminablement, exprime des réserves, mais il n'est pas question de condamner ceux qui violent les lois communes, encore moins de prendre des mesures concrètes à leur égard. L'on peut dire de l'ONU ce qu'on a dit de la morale de Kant: elle a des mains propres mais pas de mains.
Il est par conséquent clair que seule une structure indépendante et de type judiciaire serait à même de donner aux principes de la Dudh et aux lois fixées par les deux pactes déjà mentionnés des chances d'être pris au sérieux par des dictateurs qui ne les signent que pour les oublier aussitôt.
On voit mal dans l'état actuel des choses, même avec une forte dose d'optimisme, une telle Cour ordonner une action quelconque à un Conseil de sécurité rénové, ou transmettre le dossier individuel des sbires de la dictature au tribunal criminel international ou à une future police économique mondiale chargée de saisir l'argent de la corruption. Aussi, dans un premier temps, cette Cour n'aurait qu'un rôle de magistrature morale, exercée soit par auto-saisine, soit en réponse à une plainte de la société civile du pays concerné ou de la société civileinternationale. Toutefois, c'est son existence qui constituerait, à elle seule, un énorme acquis pas seulement pour les peuples humiliés et bâillonnés, mais également pour les Etats de tradition démocratique que le tribunal de l'histoire pourrait un jour tenir coupables d'indifférence vis-à-vis de ceux qui souffrent et qui aspirent à la liberté. Un verdict émanant de cette Cour et frappant de nullité des élections fausse monnaie équivaudrait donc à un verdict d'ill
égitimité nationale et internationale des pouvoirs en question.
Venant d'une instance judiciaire et morale mondiale, souveraine et crédible, un tel verdict aurait des répercussions politiques énormes. Il renforcerait la résistance démocratique interne, mettrait les pays politiquement civilisés devant leurs responsabilités, isolerait les régimes hors la loi internationale et réduirait en conséquence leur durée de vie. La naissance de la CCI obligerait par ailleurs les dictateurs en exercice à mettre la pédale douce en matière de répression (pour les plus faibles à négocier d'autres alternatives) et ferait réfléchir les candidats à la dictature ainsi que leurs complices puisqu'ils ne seront plus motivés par cette maléfique certitude: l'impunité.
La création de la CCI ne peut être que le résultat d'un long combat qui peut commencer par l'approbation du projet par tous les démocrates du monde ainsi que par les ONG de défense des droits de l'homme. Mais rien n'empêche d'ores et déjà les acteurs de la société civile internationale d'ériger une sorte de tribunal Russel pour amorcer le processus.
La CCI ne serait en aucune façon une panacée, mais simplement une pièce vitale d'un dispositif antidictature dont la structure commence à se dessiner progressivement. L'institution du Tribunal criminel international, l'arrestation d'un ancien dictateur chilien par-ci, d'un abominable malfaiteur Serbe par-là, voire l'interpellation du menu fretin comme c'est le cas du tortionnaire mauritanien: autant d'actions disparates, marginales et parfois hésitantes, mais allant toutes dans le bon sens de l'histoire.
C'est que le maillage de plus en plus dense et rapide du réseau de circulation planétaire des hommes, des biens et des idées ne mondialise pas exclusivement la circulation du capital. Il mondialise tous les problèmes ainsi que leur remède. Or, dans la course contre la catastrophe écologique, l'implosion démographique et la crise économique, que l'humanité doit gagner contre elle-même au prochain siècle, il n'existe pas de plus grande urgence que la neutralisation de ces deux calamités étroitement liées que sont la dictature et la corruption.