Le purgatoire de Romano Prodi,
Par Laurent Zecchini
Le Monde, 23 février 2000
Dans le microcosme bruxellois, les Cassandre sont légion qui annoncent l'inéluctable départ de Romano Prodi pour... Rome. Décrié par une presse qui lui reproche tout à trac son manque de leadership et sa propension à d'imprudents effets d'annonce, critiqué par un nombre croissant d'eurodéputés, dénigré par plus d'un commissaire européen, sa crédibilité sérieusement entamée dans bien des capitales européennes, le président de l'exécutif bruxellois serait prêt à jeter l'éponge.
Ayant fait un tour de piste sur la scène communautaire que personne, pas même lui, ne jugerait concluant, il guetterait aujourd'hui une défaillance politique fatale de son rival, Massimo D'Alema, pour » rentrer à la maison et succéder à l'actuel président du conseil italien. Bien qu'une telle issue ne puisse être écartée a priori, un si sombre tableau paraît manquer de perspective et de nuance : la » mort politique du président de la Commission européenne est trop annoncée pour ne pas être prématurée.
Peut-être l'intéressé est-il, comme il le dit lui-même, » un coureur de fond, pas un sprinter , et qu'il faut à cet adepte des métaphores sportives un long temps d'échauffement. Il n'en demeure pas moins que la rapidité avec laquelle Romano Prodi a dilapidé son capital d'opinions favorables ne laisse pas d'impressionner. En témoigne ce commentaire d'un ministre des affaires étrangères d'un pays de l'Union : » Parmi nous, il y a ceux qui le critiquent ouvertement et ceux qui n'en pensent pas moins mais se taisent, mais plus personne ne prend sa défense.
Or, si une telle spirale du dénigrement se renforçait, c'est l'Union européenne dans son ensemble qui en pâtirait. Mal remises du traumatisme provoqué par la crise de la démission forcée de la commission Santer, les institutions et la fonction publique communautaires ne peuvent s'offrir le luxe de nourrir davantage le scepticisme profond des citoyens européens.
Pourtant, que le procès de Romano Prodi est facile à instruire ! Ni tribun, ni visionnaire, ni polyglotte, il donne parfois le sentiment de ne pas plus maîtriser les dossiers communautaires que de mesurer justement l'état du rapport des forces entre les trois piliers des institutions européennes (le conseil des ministres, la Commission et le Parlement). Résultat : il apprécie mal sa marge de manoeuvre. Son pragmatisme, qui pourrait être roboratif, apparaît comme un amateurisme brouillon, et lorsqu'il tente de relever le nez du guidon d'une harassante gestion communautaire, c'est pour s'envoler vers les cimes fugitives d'une Europe devenue harmonieuse par la vertu de la » bonne gouvernance . Généreuse idée sans doute que cette nouvelle méthode communautaire dont il a fait l'axe central de son programme de travail quinquennal, mais combien candide !
Intéressante, sans doute, cette initiative d'inviter le colonel Kadhafi à Bruxelles, mais si peu à l'unisson du sentiment dominant parmi les Quinze. Courageuses aussi, ses propositions de fixer un échéancier précis pour l'adhésion des pays candidats à l'élargissement, et d'ouvrir l'ordre du jour de la réforme des institutions, mais tellement à rebrousse-poil de la frilosité diplomatique des capitales...
Le malaise, disent ses proches, tient davantage au style de l'homme qu'à ses aptitudes au leadership : » C'est vrai que ce n'est pas un homme flamboyant, qu'il ne révèle son charisme qu'en petit comité, que ce n'est pas un grand 'communiquant', qu'il n'est pas bon orateur et que son anglais n'est pas meilleur que son français. Il est aussi grandement frustré par la lourdeur de la bureaucratie, et a été déconcerté par la complexité des mécanismes communautaires. Mais c'est un bon animateur et un homme à idées, qui laisse travailler les autres et sait leur laisser la vedette. Il est lent à se mettre lui-même en valeur, mais il a sa méthode et elle lui a plutôt bien réussi en Italie.
PLUS DE TEMPS A PERDRE
Reste que la qualité d'un homme d'Etat tient aussi à celle de son entourage, lequel pâtit d'un déficit de savoir-faire communautaire. Cette carence est d'autant plus dommageable que l'environnement européen est devenu moins porteur, qu'il exige davantage d'autorité de la part du chef de l'exécutif européen, vis-à-vis du Parlement de Strasbourg comme du conseil des ministres. Grisé par sa victoire sur la commission Santer, le premier n'a toujours pas trouvé le bon registre pour utiliser un tel rééquilibrage des pouvoirs en sa faveur. Depuis que ses deux principaux groupes - les démocrates-chrétiens et les socialistes - ne partagent plus ce gentleman's agreement qui, au-delà des querelles partisanes, cimentait des » majorités d'idées , le Parlement européen navigue à vue.
De son côté, la Commission est devenue plus fragile, car moins défendue. Les chefs d'Etat et de gouvernement, qui n'entendent pas lui laisser la bride sur le cou, rappellent qu'en Europe ce sont eux qui détiennent le vrai pouvoir. Romano Prodi le constate avec fatalisme : il n'y a plus de » locomotive européenne sur le Vieux Continent. Le » moteur franco-allemand de la construction européenne avait sa dynamique propre, notamment parce que Helmut Kohl avait mesuré que l'intégration de son pays était la clé du retour diplomatique de l'Allemagne sur la scène européenne, et au-delà. La réunification oblige aujourd'hui à une pause, dictée par les contraintes budgétaires. L'exemplarité de la relation franco-allemande, d'autre part, a vécu. » Il faut refonder une vision franco-allemande de l'Europe , reconnaît Hubert Védrine. L'époque, de toute façon, n'est plus aux » défricheurs de l'Europe, mais aux gestionnaires de l'existant, lequel est lourd.
Le processus d'élargissement qui, à terme, fera plus que doubler la taille de l'Union européenne, va être un cheminement long, politiquement incertain et incroyablement coûteux. Le pressentant, les gouvernants réduisent la voilure de la construction européenne. Place aux ambitions raisonnables et aux défis pédagogiques en forme de gageure : pas facile de faire rêver les citoyens européens sur l'incontournable réforme des institutions européennes... C'est à l'aune de ce purgatoire européen qu'il faut évaluer la performance du président de la Commission européenne. Ce qui ne saurait dispenser l'intéressé de mettre en pratique, pour lui-même, les préceptes de la » bonne gouvernance . Après six mois de mandat, ce serait une vision par trop optimiste que de parler de maladie de jeunesse. Romano Prodi n'a plus de temps à perdre s'il veut retrouver une crédibilité qui le fuit peu à peu.