L'Amérique s'interroge sur la peine de mort
Le Monde, dimanche 4 juin 2000
LE 22 FÉVRIER 1994, un juge de la Cour suprême des Etats-Unis âgé de quatre-vingt-cinq ans, Harry Blackmun, émit dans un document de 22 pages une opinion qui, dans le sérail judiciaire, fit l'effet d'une bombe : après vingt-cinq ans passés sur les bancs de la plus haute juridiction américaine, ce magistrat unanimement respecté revenait sur l'une de ses convictions les plus profondes et annonçait qu'à ses yeux la peine de mort était anticonstitutionnelle. L'arbitraire, le racisme, l'inégalité et la subjectivité rendaient impossible une application juste de ce châtiment. Le temps était venu, écrivit, seul contre l'avis de ses huit collègues de la Cour suprême, ce juge nommé par Richard Nixon, de » reconnaître que l'expérience de la peine de mort a échoué .
Cette » expérience durait depuis dix-huit ans, depuis que la Cour suprême avait autorisé les Etats fédérés américains à rétablir la peine de mort, après une interruption de quatre ans. Condamnations et exécutions allaient bon train : en 1994, il y avait quelque 2 800 condamnés à mort dans les prisons américaines. Le revirement du juge Blackmun fit sensation dans la presse et fut disséqué par les juristes. Mais la popularité de la peine capitale était immense (80 % d'après les sondages de l'époque) et la classe politique baignait dans une vague de conservatisme qui devait se concrétiser huit mois plus tard par un raz de marée de la droite au Congrès, où l'on s'affaira au contraire à limiter les possibilités d'appel des condamnés à mort.
Six ans plus tard, les condamnés à mort ne sont plus 2 800 mais 3 600, le nombre des exécutions depuis 1976 a dépassé 630 et certains Etats comme le Texas exécutent à un tel rythme que, par souci de rentabilité, ils » regroupent parfois les exécutions dans la même journée. Mais si personne ne se souvient de la crise de conscience du vieux juge - mort depuis -, son message, paradoxalement, est soudain devenu, en cette année 2000, d'une brûlante actualité. Le débat sur la peine de mort est de retour aux Etats-Unis, non plus sous une forme marginale et honteuse mais ouvertement, à pleines colonnes, devant les caméras de télévision et même, de temps en temps, au beau milieu des réunions électorales.
Comme le juge Blackmun, cependant, ceux qui remettent aujourd'hui en question la peine capitale aux Etats-Unis ne se placent pas sur le terrain de la philosophie mais sur celui de l'expérience : ce n'est pas le principe même de la peine de mort qui est sur la sellette, c'est son application. La multiplication des erreurs judiciaires, le recours à la technologie des tests génétiques (ADN) qui a permis d'innocenter 72 détenus condamnés, dont huit à mort, la prise de conscience des inégalités criantes dans la défense des accusés, selon qu'ils peuvent payer un avocat ou non, le succès de deux films d'Hollywood sur la question, l'opposition du pape et les critiques de plus en plus vigoureuses venant d'Europe sèment à présent le trouble bien au-delà du petit cercle d'opposants acharnés à la peine de mort dans un pays si soucieux du respect de la loi : et si, plus souvent qu'on ne le croit possible, on exécutait aussi des innocents aux Etats-Unis ?
Sans crier gare, un homme politique, un seul, à peine connu du grand public américain, a donné un tour décisif à ce débat au mois de janvier : George Ryan, gouverneur de l'Illinois, républicain bon teint et partisan de la peine de mort, a subitement décrété un moratoire sur les exécutions dans son Etat jusqu'à ce qu'une commission, nommée par ses soins, détermine les moyens d'éviter toute erreur judiciaire. M. Ryan est parvenu à cette décision lorsqu'il a constaté que davantage de condamnés à mort (13) avaient été innocentés et libérés qu'exécutés (12) en Illinois. Ces derniers jours, le gouverneur a réitéré ses doutes, affirmant que les exécutions ne reprendraient pas dans son Etat tant que la commission n'aurait pas apporté » une garantie à 100 % contre les erreurs judiciaires.
L'initiative du gouverneur Ryan et la publicité donnée par les médias à quelques exemples particulièrement choquants d'hommes libérés après avoir passé douze, quinze, dix-huit ans dans les couloirs de la mort pour des meurtres qu'ils n'avaient pas commis (au total, 87 condamnés à mort ont été innocentés depuis 1973) ont lancé une réflexion au sein d'une partie de la classe politique, encouragée par des sondages qui, en cette période de forte baisse de la criminalité, révèlent une chute de la popularité de la peine de mort (66 %, selon un sondage Gallup réalisé en février). Les Parlements locaux de douze Etats ont, depuis, débattu de projets de loi de moratoire et le Parlement du New Hampshire vient de voter l'abolition pure et simple de la peine capitale - un vote toutefois sans conséquence car le gouverneur y a aussitôt opposé son veto.
ATTAQUES LATÉRALES
Au Sénat, des élus des deux partis travaillent sur un projet de loi de moratoire. Le trouble a gagné les milieux religieux et quelques personnalités de droite qui l'ont exprimé publiquement, comme Pat Robertson, l'un des chefs de file de la droite chrétienne. Plus significatif encore, un groupe d'hommes politiques, de juristes et d'anciens magistrats, rassemblant aussi bien des partisans que des adversaires de la peine de mort, vient de créer une commission nationale pour l'étude des erreurs judiciaires dans les condamnations à mort et demande la suspension des exécutions.
Le débat ne pouvait épargner le gouverneur de l'Etat qui exécute à lui seul le tiers des condamnés à mort aux Etats-Unis, le Texas. En pleine campagne électorale, George W. Bush s'est vu interpeller par la presse ; à plusieurs reprises, il a répondu d'une manière presque désinvolte, assurant qu'il n'avait pas le moindre doute sur la culpabilité des quelque 120 personnes exécutées au Texas depuis qu'il y est gouverneur. Les médias ont commencé à enquêter et ce qu'ils rapportent de la situation au Texas est loin de confirmer la belle assurance du gouverneur. La revue de droite National Review s'inquiète de la » vulnérabilité du candidat républicain sur le sujet. George W. Bush y est sensible : cette semaine, il a, pour la première fois, accordé un sursis à exécution de trente jours à un condamné à mort, pour permettre de nouveaux tests d'ADN...
Comme sur le problème des armes à feu, les adversaires de la peine de mort parviennent à forcer le débat par des attaques latérales plutôt que frontales, en prenant appui sur des excès devenus intolérables : fusillades dans des écoles ou condamnations d'innocents. Par réalisme, leur tactique est d'avancer des objectifs limités : sécurité des armes à feu pour les uns, justice dans l'application de la peine de mort pour les autres. Mais des armes à feu peuvent-elles être totalement sûres ? Et la peine de mort peut-elle être appliquée en toute justice ? Derrière ces attaques latérales, ceux du camp adverse soupçonnent évidemment des desseins bien plus profonds : la fin du droit de posséder une arme, l'abolition de la peine capitale. Le débat est à peine ouvert, mais lorsque la dynamique est lancée, personne ne peut prédire où elle s'arrêtera.
Sylvie Kauffmann
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