LA PROCLAMATION DU FUTUR PANCHEN-LAMA EMBARASSE LA CHINE
Le dalaï-lama a fait savoir que l'enfant reincarné vit au Tibet
(Le Monde, 29/05/1995)
par Francis Deron
La vive polémique déclenchée par la proclamation, par le dalaïlama, de la découverte de la réincarnation du panchen-lama en la personne d'un enfant tibétain vient de prendre un tour plus compliqué encore avec une précision cruciale apportée par les services du dieu-roi exilé: l'enfant, contrairement à ce qu'on pouvait penser et à ce qu'affirme Pékin, ne vit pas parmi la communauté des 100000 Tibétains réfugiés en Inde depuis 1959, mais au Tibet même.
L'annonce récemment faite par le dalaï-lama de la découverte du reincarné ne donnait pas explicitement ce renseignement. Or la Chine a concentré toutes ses protestations sur le fait qu'il était exclu qu'un dignitaire tibétain se réincarne à l'étranger. Ce détail important signifie que le dalaï-lama, selon son entourage, s'est borné à désigner Gedhun Choekyi Nyima, âgé de six ans, sur le plan strictement religieux et charge les autorités chinoises de veiller à ce qu'il puisse assumer sa charge sur le plan matériel.
PROPAGANDE
Sans soupçonner le dalaï-lama d'avoir pris les devants dans une procédure religieuse pour des motifs politiques, on remarque toutefois que certains Tibétains en exil craignaient de voir les autorités de Pékin profiter du trentième anniversaire de la fondation de la région autonome du Tibet pour annoncer qu'elles auraient découvert elles-mêmes une réincarnation du panchen-lama dépourvue de lien spirituel avec le dalaï-lama. Cela expliquerait, dit-on dans ces milieux, une campagne de propagande en cours depuis quelque temps, visant à déconsidérer le dieu-roi en tant que religieux, en vue de faciliter l'imposition d'un futur candidat par Pékin.
Cette querelle théologique domaine dans lequel Pékin n'avait pas habitué le monde à intervenir à l'aide d'arguments relevant du divin - place la Chine dans une situation de filiation politique directe avec la dynastie mandchoue Qing, la dernière à avoir occupé le trône céleste et la plus acharnée, dans l'histoire, à codifier la relation entre le toit du monde et le pouvoir central. Entre l'effondrement de cette dynastie, en 1911, et la mainmise de Pékin sur le Tibet à partir de 1950, les rapports s'étaient distendus à cause des guerres civiles et extérieures et des difficultés du Guomintang - le parti nationaliste de Tchiang Kaï-chek - à s'imposer.
Dans cette logique de réanimation d'un passé juridique impérial, Pékin pourrait aussi bien invoquer des arguments du même ordre pour déclarer sa souveraineté sur d'importantes portions de territoire que contrôla, un temps, la dynastie Qing - celle-ci ayant présidé à la plus grande extension de l'empire depuis sa fondation, avant les traités inégaux du XIX, siècle. C'est le cas de la Mongolie - Extérieure - territoire qui entretenait un lien particulier avec le trône mandchou grâce au cousinage des deux peuples -, voire des contrées de l'Extrême-Orient sibérien ou des royaumes tributaires d'Asie du Sud-Est. Et pourquoi pas Ceylan, qui envoyait jadis des éléphants en marque d'allégeance à Pékin.