L'EXIL ECLATÉ DE LA DISSIDENCE CHINOISE
Six ans après Tien Anmen, le mouvement dissident chinois apparait désuni
par Romain Franklin
(Libération, 02/06/95)
Sous les parasols du café de la New York Public Library, Liu Qing esquisse un sourire amusé devant le spectacle des passants aux bras remplis d'emplettes, de businessmen pressés et de taxis jaunes klaxonnants. Avant son exil, encore récent, aux EtatsUnis, Liu Qing a connu la torture quotidienne des camps de travail de Weinan, dans la province chinoise du Shaanxi. Sur ses onze années de prison purgées pour avoir milité devant le mur de la démocratie (1 978-79), il a passé quatre ans et demi assis sans bouger sur un tabouret de sa cellule. Remuait-il un doigt, quatre hommes se précipitaient sur lui pour le matraquer au point d'avoir les jambes si enflées qu'il ne pouvait enfiler un pantalon. Ce châtiment devait le contraindre à rédiger une autocritique, qu'il ne consentit jamais. ,,Savez-vous qu'en un jour il y a 86.400 secondes?, lâche Liu Qing lorsqu'il parle, paisiblement, de ce laminoir carcéral d'où il est sorti pesant 35 kg. Il a retrouvé aujourd'hui son poids normal, près du double, et une volonté tremp
ée qu'il investit dans l'association qu'il préside, Human Rights in China (HRC, Droits de l'homme en Chine). C'est l'organisation la plus efficace du mouveinent démocratique chinois en exil, juge Andrew Nathan, un expert du mouvement démocratique chinois de l'université de Columbia. Depuis ses locaux situés sur la Cinquième Avenue, elle envoie en Chine une aide financière humanitaire, à plus de 600 familles de prisonniers politiques et d'anciens détenus. Disposant d'informations réactualisées au jour le jour sur les violations des droits de l'homme, HRC diffuse très largement en Chine, par lettres, télécopie et courrier électronique, un bulletin d'information ainsi que les textes des pétitions des opposants de l'intérieur. Elle propose aux dissidents une liste d'avocats susceptibles de les défendre devant les tribunaux chinois, collabore avec plusieurs organes de l'ONU et réalise des émissions régulières sur les ondes en chinois de RFI, la BBC et la Voix de l'Amérique, très écoutées en Chine. Leur objectif e
st de provoquer les changements politiques qui déboucheront sur un respect des droits de l'homme en Chine,,, analyse Andrew Nathan, qui estime que l'organisation est en phase avec les idées d'une partie non négligeable de responsables du gouvernement et du Parti (communiste) chinois, désormais convaincus de la nécessité d'améliorer le système législatif et juridique en Chiné.
L'exil pèse à Liu Qing, arrivé aux Etats-Unis en 1992, après que le régime chinois eut adopté l'ancienne stratégie de l'URSS, encourageant les dissidents à quitter le pays tout en les empêchant de rentrer. En conséquence, la majorité des grandesfigures de la dissidence des années 70-90 se trouve aujourd'hui incarcérée en Chine, ou en exil. Nombre d'opposant,, qui ont quitté le pays après le massacre de Pékin des 3 et 4 juin 1989 avaient choisi la France; presque tous se sont depuis installés aux Etats-Unis.C'est plus facile d'y trouver des financements, explique Chen Yizi, l'ancien responsable de l'Institut national de recherche sur la réforme du système économique, depuis son appartement à Princeton. L'ex-haut fonctionnaire, qui parle de ses conversations avec Deng Xiaoping au début des années 80, dirige à Princeton le Centre (le recherche sur la Chine contemporaine. Pour Chen, qui entretient toujours des liens suivis avec certains hiérarques, il est préférable de changer le Parti de l'intérieur. Ses cherch
eurs,, résident en Chine même (souvent des gens de l'appareil), et la revue qu'il publie est adressée aux responsables gouvernementaux et provinciaux. Wang Juntao, qui a été condamné à treize ans de prison pour son rôle pendant Tian Anmen avant d'être autorisé à quitter la Chine en 1993, nourrit la même approche légaliste. Il entend présenter une centaine de candidats lors des élections locales en Chine en 1997. C'est notre droit, qui est inscrit dans la Constitution chinoise. Les gens nous ont soutenus en 1989 car nous évoquions des problèmes concrets, comme la corruption et l'inflation, ditil en critiquant certains de ses pairs, trop idéalistes: La démocratie, pour le milliard de Chinois, ne veut pas dire grand chose. Il leur faut d'abord la justice. Six ans après la répression sanglante du mouvement étudiant de la place Tian Anmen, qui a précipité la fuite d'un nombre sans précédent d'intellectuels et d'opposants chinois, le mouvement dissident apparait désuni. Avec la mort imminente de Deng Xiaoping et
la lutte pour le pou voir qui se déroule en ce moment en Chine, aucun des candidats à la succession ne prête la moindre attention aux dissidents à l'étranger, analyse Andrew Nathan. Divisé en deux groupes principaux il y a cinq ans, le mouvement est aujourd'hui éclaté en au moins sept organisations politiques aux fonds et à l'influence déclinantes, et une nébuleuse d'associations, fondations et organismes, souvent de peu d'envergure, -la plupart du temps centrés autour d'une personnalité qui est parfois sa seule raison d'être. Le mouvement démocratique est de-venu une sorte de business où les gens se battent pour un peu d'argent ou un peu de pouvoir, assène, amère, la sociologue Gong Xiaoxia, qui vit à Baltimore. Emprisonnée pendant un an pour avoir placardé des dazibaos (affiches) à Canton, en 1973, Gong est l'une des plus anciennes du mouvement. Elle est loin d'être la seule à épingler la ,vanité de certains exilés. L'ancien rédacteur en chef adjoint du Quotidien du peuple, Liu Binyan (70 ans), qui vit dan
s la banlieue de Princeton, ne se prive pas d'affirmer que le mouvement est sapé par certaines ambitions personnelles. Une tentative, fin 1993, d'unifier le mouvement s'était soldée par un échec. Les deux organisations qui devaient fusionner (la FDC et l' ACD) se sont retrouvées au nombre de trois. Les uns accusaient les autres d'avoir truqué l'élection d'un président, se souvient Hu Ping, l'un des dirigeants à New York de la revue Printemps de Pékin. Dans chaque Chinois, il y a un Mao Zedong qui sommeille, ironise l'écrivain Wang Ruowang. Une organisation semble peut-être à même de renverser la tendance: l'Alliance pour la démocratie en Chine ambitionne de regrouper les principales composantes du mouvement à l'étranger. Son dernier congrès, enmai, a été un succès, explique l'un de ses membres, Xu Tianfang, car chacun doit compter sur son propre argent. Le mouvement en général souffre d'une réputation exécrable acquise auprès de ses donateurs. Un scandale a éclaté en 1992 après que le NED eut découvert que l
a comptabilité de la Fondation pour les droits de l'homme et la démocratie en Chine, basée à Washington, avait été manipulée, leurs membres s'accusant mutuellement de détournements de fonds. Le mouvement est davantage affecté par les conflits de personnalités que par les différences d'idéologie, juge Liu Binyan en s'asseyant, songeur, dans son sofa. Sur le mur d'en face pend une calligraphie en style cao: ,Même blessé, l'animal fabuleux continue de se battre contre ciel et terre... "
Les groupes dissidents
Front pour la démocratie en Chine. (FDC) Basé à Paris. Fondé en 1989. Dirigé par l'homme d'affaires Wan Runnan. Alliance chinoise pour la démocratie. (ACD) Dirigée par Wu Fangchang, au Kentucky. En 1983, comptait 2 000 membres, quelques centaines aujourd'hui. Alliance pour la démocratie en Chine. Créée en Californie en 1993. Présidée par Xu Bangtai. Ils seraient plusieurs milliers, dont 450 aux Etats-Unis, près de 3 000 en Australie et 800 en Allemagne. Parti libéral démocratique. Divisé en deux branches. L'une au Canada, dirigée par Wang Bingzhang; l'autre à New York, dirigée par Ni Yuxian. Parti démocratique chinois. A l'état provisoire depuis 1993. Sera formellement fondé le 1 0 juin 1995 à New York. Dirigé par l'écrivain Wang Ruowang. Association des étudiants chinois. Possédait récemment encore un bureau de liaison à Washington. Droits de l'homme en Chine. Fondé en 1989 à New York. Présidé par l'influent Liu Qing.