LE GÉNOCIDE OUBLIÉ
Dans les années de guerre froide, alors que le sort du monde se joue à Berlin et à Cuba, nul ne s'intéresse au sort du Tibet. Un sixième de la population sera victime de l'occupation chinoise, dans des conditions souvent atroces, sans que les puissances occidentales lèvent le petit doigt.
(Le nouvel Observateur)
Un homme a casque colonial et bandes molletières s'agrippe à un pont de lianes qui enjambe un torrent écumant. L'intrépide explorateur fait partie d'une mission dépêchée au Tibet par le III Reich pour se livrer sur les autochtones à des mesures scientifiques (circonférence du crâne, largeur du bassin) et éminemment objectives, nicht war ? Ces images en noir et blanc constituent le premier document filmé sur le Tibet. Elles montrent une société féodale qui semble avoir bien peu changé depuis le temps du Grand Moghol. Ces archers aux fières toques de fourrure, ces moines qui soufflent dans d'énormes trompes, ces princesses en tunique de soie brochée renvoient à une Asie merveilleuse, tout droit sortie du Livre de Marco Polo.
Ce qui tracasse les Tibétains en cette année 1938, ce ne sont pas les signes avant-coureurs d'une Seconde Guerre mondiale, mais la succession du dalaï-lama, décédé depuis cinq ans. Selon la croyance bouddhique, le dieu vivant s'est réincarné dans un enfant reconnaissable à certains signes secrets. Aux moines de le trouver et de l'instruire pour qu'il devienne le quatorzième dalaï-lama, chef spirituel du pays.
Depuis le début du siècle, la Grande-Bretagne a veillé sur le Tibet, dont l'indépendance est nécessaire pour l'équilibre de cette partie du monde. Mais en 1947, peu avant que ne soit proclamée l'indépendance de l'Union indienne, le vice-roi des Indes annonce aux Tibétains que le gouvernement de Sa Majesté ne peut plus garantir les accords passés. Dorénavant, ce pays de 6 millions de montagnards, encerclé par les deux tiers de la population du globe, sera seul face à son destin.
La Chine a toujours considéré le Tibet comme lui appartenant. En octobre 1950, l'Armée populaire de Libération ne fait qu'une bouchée des troupes tibétaines. Sur Lhassa, la capitale, flotte le drapeau rouge frappé d'étoiles. Prévenu par un radio britannique, le dalaï-lama a eu le temps de se réfugier - avec une partie du trésor royal, des caisses remplies de poudre d'or près de la frontière indienne. Des émissaires tibétains signeront sous la contrainte, à Pékin, un accord en dix-sept points précisant que, si le pays a perdu son indépendance, l'autorité du dalaï-lama y est néanmoins maintenue. Ce ne sont que des mots. Le dalaï-lama, qui a accepté de revenir dans la capitale, va être bientôt contraint de renvoyer ses ministres et ses conseillers.
Pendant ce temps, la montagne bouge, la fourmilière chinoise s'est mise en marche. La conquête de la maison des richesses de l'Ouest), le nom chinois du Tibet, progresse inexorablement. En juillet 1954, malgré les suppliques de la population qui craint de ne jamais le revoir, le dalaï-lama se rend à Pékin surl'invitation de Mao. Lui qui n'a connu que son palanquin d'or découvre le chemin de fer. Son retour à Lhassa après un an
d'absence, en jeep, sans apparat, révèle le but véritable des autorités de Pékin : faire du dieu-roi un fonctionnaire chinois comme les autres. Un rideau de bambous enserre désormais le Tibet et l'étrangle. Les années de famine se succèdent. Dans les provinces et bientôt dans les villes éclatent des émeutes que l'occupant réprime sauvagement. Une nuit, à cheval, sans escorte, le dalaï-lama quitte Lhassa et se réfugie en Inde, où Nehru l'accueille. L'exil du dieu vivant commence. Trente-six ans après, il dure encore.
Le Tibet va se transformer en un immense camp d'oppression et de rééducation. Le catalogue des sévices infligés à ses habitants inspire l'horreur. Mais personne, en ces années de guerre froide où le sort du monde se joue à Berlin ou à Cuba, ne se soucie de ce qui se passe aux confins de l'Asie. Les gardes rouges mettront le pays à feu et à sang. Pour éradiquer la foi, ils raseront les monastères. La Révolution culturelle fera 1 million de victimes (sur 6 millions de Tibétains). Après le génocide viendra le temps de la colonisation. Des centaines de milliers de Chinois s'implantent au Tibet. Lhassa devient une ville chinoise. Les Tibétains, submergés par ce flot de colons, vont être réduits au rôle de minorité ethnique. Récemment, à Lhassa, la chaîne américaine Holiday Inn a ouvert un hôtel. Le commerce est désormais libre. Mais l'ordre de Pékin continue de régner. Du sommet des miradors, les soldats de la République populaire de Chine tiennent dans le collimateur les derniers survivants de la société tibétai
ne.
A l'ouest de la Chine
Un film remarquable par la qualité des documents rassemblés -Etrange western, en vérité, où les Chinois jouent le rôle des pionniers et les Tibétains celui, moins enviable, des Indiens. Les paysages de montagne sont d'une grandeur à couper le souffle et les costumes pittoresques à souhait. Mais entre les pionniers et les Indiens, après que les premiers ont vaincu les seconds, les rapports sont de pire en pire. Au bout du compte, affamés, humiliés, violentés, passés à la moulinette de la Révolution culturelle, les Tibétains, comme les Indiens d'Amérique, seront dépossédés de leurs terres, avant d'être progressivement rayés de la liste des vivants.