TRAQUE PENDANT 200 JOURS
Dissident chinois accusé d'actes criminels et arrêté en 1994, Wang Fuchen a déjoué la vigilance des autorités de Pekin pendant plus de six mois. Il se cache aujourd'hui en France.
par Marie Holzman
(Libération, le 23 août 1995)
Et ça ? Qu'est-ce que c'est ? Des pommes ? Si petites ! Avec un émerveillement non feint, Wang Fuchen, qui a passé toute sa vie dans la plus grande métropole de Chine, Shanghai, découvre la nature dans un jardin français où des amis l'ont invité. Le visage á peine marqué par le temps et les épreuves, Wang, 40 ans, redevient brusquement sérieux, presque sévère, des que l'on parle de la situation des droits de l'homme en Chine. J'ai consacré seize ans de ma vie á cette cause. Je suis prêt á lui consacrer les seize prochaines années, mais si ça pouvait aller un peu mieux avant, je ne m'en plaindrais pas !
Accusé par le gouvernement chinois d'avoir commis des actes criminels Wang Fuchen fait partie des 7 dissidents chinois connus arrêtés pour quelques heures seulement , comme l'avait alors affirmé un peu vite Alain Juppé á Shanghai, lors de la visite officielle d'Edouard Balladur en Chine en avril 1994. Comme la délégation était accompagnée de nombreux journalistes, le gouvernement craignait sans doute que les dissidents chinois ne tentent de leur remettre une pétition.
Lorsque, le 8 avril 1994, la délégation du Premier ministre français arrive à Shanghai, Wang Fuchen est arrêté chez lui á minuit, sans plus d'explication. Tu devrais savoir , lui dit-on. Libéré le lendemain matin, il croise un nouveau contingent de policiers, se fait arracher de sa selle de vélo, traîner par le cou sur le sol sur près de 60 mètres, croit mourir étouffé, et reçoit des coups de pieds dans le ventre. E souffrira par la suite d'une hémorragie interne.
Au commissariat, il est insulté, menacé, toujours sans plus de réelles explications. Il est de nouveau libéré le 10 á l4h. Cette fois Edouard Balladur a quitté le pays. Le 14 avril, Shen Guofang, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères annonce dans une interview que Wang Fuchen, Bao Ge et Yang Zhou utilisent le prétexte des droits de l'homme pour s'opposer au
gouvernement municipal . Ils sont désignés nommément. Une telle déclaration équivaut à un mandas d'arrêt. Le 14 dans la nuit, Wang Fuchen s'enfuit et parcourt à vélo 80 kilométrés d'une traite pour s'abriter chez un ancien camarade de classe.
C'est ainsi que commence une cavale qui va durer deux cents jours et le conduire, après plus de 8 000 kilométrés parcourus en train, en moto, en vélo ou en bateau, jusqu'à Hong Kong puis Paris. Ses camarades Yang Zhou, 51 ans, et Bao Ge, 32 ans, aux réflexes moins rapides, sont maintenant sous les verrous et ont été condamnés, le 10 septembre 1994, á trois ans de rééducation par le travail.
Bénéficiant du large réseau clandestin des sympathisants de Renquan Xiehui l'Alliance pour les droits de l'homme, Wangréussira le tour de force de déjouer la vigilance des autorités policières parties á ses trousses dans plus de sept provinces. Sur la façon dont a fonctionné le réseau, sur le nombre de ses membres, Wang reste particulièrement discret même s'il accepte de dévoiler que des membres de l'Alliance démocratique de Hong Kong l'ont contacté á plusieurs reprises durant sa fuite et ont réussi á lui faire parvenir argent et consignes quant aux façons de rejoindre le Guangdong et, de là, Hong Kong. Ils ont dépensé énormément d'argent pour me faire sortir de Chine, envoyant des gens pour me rencontrer à plusieurs reprises. J'ai aussi reçu des soutiens financiers des Etats-Unis. Je pouvais faire savoir á mes amis chinois où j'étais par l'intermédiaire d'amis qui, leur téléphonaient et réceptionnaient l'argent convoyé par porteur des Etats-unis.
Zigzaguant á travers le pays, Wang est repassé plusieurs fois par la banlieue de Shanghai, en prenant des risques considérables. A partir du mois d'août, la police a commencé á resserrer les liens autour de ma famille et de tous ceux qui m'avaient hébergé. Une fois j'ai dormi chez un camarade, à la campagne. Ce camarade a entendu dire qu'il risquait de recevoir une visite indésirable et m'a tout de suite conduit dans une petite auberge où j'ai dormi quelques nuits. Juste après mon départ, des membres du Bureau de la sécurité nationale sont venus montrer ma phot à la patronne de l'auberge, qui a bien été obligée de reconnaître qu'elle m'avait déjà vu. Par la suite, ils ont interrogé mon ami plus d'une dizaine de fois, mais celui-ci n'a jamais rien avoué.
Au Zhejiang, il passe quelques semaines chez des ouvriers qui lui disent : Vous ne ressemblez pas à ceux que décrit la propagande officielle. Si les événements de la place
Tian' ammen se reproduisent tout notre atelier descendra dons la rue. Nous, les ouvriers, ne représentons plus rien dans ce pays. Vous parlerez pour nous. Au Jiangsu, Wang passe deux mois chez un paysan contacté par l'association. Lui aussi accepte de prendre tous les risques sur lui pour permettre á Wang de se faire oublier. Au pire, ils m'arrêteront, mais tu partiras d'abord , lui disait-il.
Ce paysan l'assure aussi de son soutien, lui décrit un village où les gens vivent mieux, certes, mais où la corruption est devenue féroce et où les cadres se croient tout permis. Les jeunes couples quittent le village quand ils veulent mettre un second enfant au monde, et quand ils reviennent, les cadres ont fait démolir leur toit, ou un pan de leur mur. Mais les cadres, ils ont deux ou trois enfants, et ne paient pas d'amendes... , se plaignait son protecteur.
A partir d'octobre, loin d'être oublié, Wang Fuchen rencontre encore plus de difficultés. Les autorités locales ont l'ordre de faire le ménage avant le nouvel an lunaire (le 31 janvier 1995) et de vérifier l'identité des résidents pour se débarrasser de toute personne suspecte. J'ai l'impression d'avoir été protégé par un ange gardien pendant tout ce temps. J'ai échappé je ne sais combien de fois à une arrestation, mais personne ne m'a trahi et je suis sûr que la population chinoise ne se mettra plus jamais du côté du Parti communiste en cas de rébellion. Même un certain nombre de membres du parti m'ont dit qu'ils attendaient la création d'un nouveau parti démocratique pour y adhérer!
Aujourd'hui, Wang Fuchen apprend le français dans un foyer pour réfugiés politiques. Sa cavale n'est pas tout á fait terminée :il refuse de dire où il loge et rencontre aussi peu de Chinois que possible. Certains membres de l'Association pour les droits de l'homme sont morts en Chine dans des circonstances inexpliquées et il reste vigilant.
1955. Naissance á Shanghai. Parents ouvriers.
1976 Participe au mouvement démocratique en collant des dazibaos sur la place du Peuple de Shanghai. Organise la manifestation des dix "mille et fonde l'Association pour les droits de l'homme.
1979. Condamné á trois ans de réclusion.
1989. Prononce un discours en faveur de Gorbatchev. Se fait arrêter pour incitation au désordre.
1994. Accusé d'actes criminels lors du passage de Balladur en Chine, prend le maquis pendant deux cents jours.