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Conferenza Tibet
Partito Radicale Paolo - 4 settembre 1995
la résistance du Tibet

LES OUBLIES DU TOIT DU MONDE

par Christian Sorg

(Télérama, le 26 juillet 1995)

Perdus sur la banquise, errant dans le désert ou cachés dans la forêt, ils tentent de survivre, en marge, ana-chroniques. Mayas, Opis, Eskimos, ils vivent sous la menace des conflits, de la course au profit ou du dessèchement par cette culture MacDo qui envahit la planète. Pourront-ils s'adapter sans perdre leur identité ? Tout l'été, nous essaierons de goûter les richesses de ces peuples en péril. Après les Touaregs et les Noirs marrons de Guyane, les Tibétains. Sous domination chinoise depuis 1950, le Tibet, immense territoire de montagnes et de hauts plateaux, abrite une civilisation empreinte de sagesse et de spiritualité. La résistance à la sinisation et au marxisme et l'obstination du dalaï-lama, exilé, produisent aujourd'hui leurs effets : le bouddhisme n'est plus interdit. Mais, minorité dans leur propre pays, les Tibétains résisteront-ils longtemps au matraquage économique et "sous-culturel" imposé par les Chinois ?

était une de ces rencontres rares qui, à elles seules, justifient tout un voyage. Nous l'avons immédiatement appelé pépé . Que Bouddha, dans son immense bienveillance, pardonne cette potacherie : elle venait droit du coeur.

Evidemment, nous aurions pu trouver plus respectueux. Mais le mot, s'il manque de déférence, marque bien l'intense sympathie que nous avons instantanément ressentie pour lui, ce matin de juin, quand nous l'avons croisé sur la piste poussiéreuse qui mène au monastère de Drepung, si digne avec son regard de fier vieillard et son bâton de pèlerin, superbe dans sa robe de moine, sa besace en cuir et son gilet fourré assortis faisant un camaïeu de rouges comme pour une représentation de mode himalayenne. Pépé marchait depuis dix mois. A l'approche de l'hiver., sentant son heure venue, il avait quitté son ermitage de l'Amdo, là-bas, loin au nord-.est - il nous avait montré la direction du soleil levant, et pris la route, décidé à visiter tous les lieux saints du Tibet. Sans doute, il mourrait en chemin. En indiquant les dizaines avec ses doigts, il nous avait expliqué qu'il avait plus de 60 ans, un âge très avancé dans un pays où l'espérance de vie oscille autour de 40 ans.

Barrière des langues oblige, c'était tout ce que nous saurions de lui. Nous ne connaissions pas même son nom. Est-ce qu'il en avait un ? Est-ce qu'un moine tibétain, au soir d e sa vie, porte encore un patronyme ? Le bouddhisme enseigne que le moi est une illusion, le je un aveuglement, poison de l'existence et source de toutes les souffrances. D'ailleurs, pépé semblait tout à fait lui convenir. Nous avons continué ensemble notre ascension vers Drepung. Pépé avançait d'un pas alerte sous le soleil déjà violent. Quand nous l'interrogions du regard, pour savoir comment il se sentait, il dressait le pouce de sa main droite et l'agitait devant son nez, l'air de dire Tout va bien, les gars, la vie est superbe'.

C'étaient le sourire radieux du dalaï-lama, rencontré par hasard au 'cours d'une de ses pérégrinations européennes, et sa poignéee de main, d'une surnaturelle générosité, qui nous avaient donné i,envie de nous rendre au Tibet. C'étaient le sourire de pépé et son pouce dressé qui nous accueillaient aujourd'hui et nous récompensaient des quatre longs jours de route séparant Katmandou de Lhassa, des tracasseries des Chinois, du mal des montagnes. Moines errants tous deux, chacun à leur façon, les deux hommes venaient de la même région et avaient sensiblement le même âge: leurs destins parallèles, mais si différents, semblaient dire l'histoire bouleversée du Tibet moderne.

Rappelons que le Toit du monde , loin d'être un petit royaume perdu dans l'Himalaya, est vaste comme cinq fois la France, ou encore comme toute l'Europe occidentale. C'est cet espace gigantesque, formé de chaînes montagneuses et de hauts plateaux, stratégique et jusque là inexploité, que les Chinois s'avisaient d'envahir en 1950, au lendemain de la prise du pouvoir par Mao.

Que pèsent quelques millions de Tibétains face à la Chine, quand le monde entier fait semblant de regarder ailleurs ? En 1951, le dalaï-lama, encore adolescent mais déjà chef spirituel et politique du pays, est obligé d'accepter l'accord dit de libération pacifique , qui entérine, sous une autonomie de façade, la servitude du Tibet. Contre la sinisation et la marxisation forcées, une résistance passive s' organise. Elle débouche, en, 1959, sur un soulèvement général. Le dalaï-lama, bientôt suivi par une centaine de milliers de ses partisans, s'enfuit en Inde.

Quand volera l'oiseau de fer et quand les chevaux iront sur des roues, les Tibétains seront dispersés à travers le monde comme des fourmis et le dharma ira dans la terre de l'homme rouge , écrivait, au VIIIe siècle, Padmasambhava, grand maître indien qui répandit, dit-on, le bouddhisme au Tibet La répression qui s'abat sur les Tibétains est féroce. Elle s'ajoute aux famines et aux disettes, jusque-là inconnues. La révolution culturelle fait le reste. On parle d'un million deux cent mille morts, soit un sixième de la population.. Les monastères et les temples sont détruits. De six mille avant l'invasion chinoise, il n'en reste aujourd'hui, d'après le dalaï-lama, que trente-sept en activité.

Drepung, où nous arrivons avec pépé, est de ceux-là même si son glorieux passé n'est plus qu'un souvenir. Situé à huit kilomètres du centre de Lhassa, sur les contreforts d'une des montagnes qui encadrent la vallée, Drepung fut fondé en 1416. Avec quelque dix mille moines, ce fut un temps le plus grand monastère du monde. Université et résidence des premiers dalaï-lamas, c'était une véritable ville, avec ses différents collèges, ses quartiers d'habitations et ses entrepôts.

Il n'y a plus aujourd'hui, à Drepung, que cinq cents moines, chiffre sévèrement réglementé par le Bureau des affaires. religieuses. Le temps n'est plus aux attaques frontales contre la religion tibétaine. Cette politique a montré son inefficacité. On peut dire que la culture et l'art ont encore de nos jours des liens étroits avec la religion , admettaient les Chinois, avec un sens poussé de l'euphémisme, dans un opuscule de propagande, à la fin des années 80. On peut le dire, en effet... Pour les Tibétains, le bouddhisme n'est pas seulement un système de croyance, c'est une vision du monde qui imprègne entièrement leur histoire personnelle et collective, de la naissance à la mort, et au-delà. Le Tibet par essence, est spirituel .

Les autorités chinoises ont fini par reconnaître cette évidence, mais certainement pas au point de la favoriser. Si la libertéreligieuse est officiellement tolérée depuis 1979, son développement reste strictement contrôlé.

C'est la troisième matinée que nous passons à Drepung. On nous reçoit, comme la veille, dans les cuisines moyenâgeuses, où le thé au beurre de yack chauffe dans de gigantesques récipients en cuivre, vastes comme des Jacuzzi. Des moines athlétiques préparent à la chaîne le plat national des momos,sortes de boules de pâte four-rées aux légumes ou à la viande et cuites à la vapeur. Il s'agit tout spécialement aujourd'hui d'alimenter les participants au rite tantrique qui se tient dans une chapelle adjacente. Nous-aurons le droit d'écouter et d'apercevoir, mais pas d'entrer.

La prière a lieu deux fois par an, aux débuts de l'hiver et de l'été. Elle dure tout le jour et toute la nuit, sans interruption. Et souvent en musique. Celle-ci monte par vagues, semblables à des éclats de jazz free, puis s'éteint brusquement pour laisser la place aux for-mules incantatoires, qui, inlassablement répétées par les choeurs rauques, font comme une immémoriale rythmique sans fin. Nous avons l'impression d'assister à quelque cérémonie magique. Renseignements pris, il s'agit seulement en cet instant, de prier pour les insectes et les vers qui commencent, avec l'été, à sortir de terre , afin qu'ils aient à l'avenir une vie meilleure . Nous n'y aurions pas pensé, mais pourquoi pas ?

Il faut de tout pour faire un monde, et, dans le monde bouddhique, tout se tient, lié par la chaîne immense des causes et des conséquences. Tous les êtres et les choses sont interdépendants. Aussi les mouches ont-elles leurs aises dans le restaurant dépendant du monastère, où nous invitons pépé à déjeuner. De même que les chiens : Drepung en abrite plusieurs dizaines, on. prétend qu'ils seraient les réincarnations d'anciens moines à la vie plus ou moins dissolue. Plat unique : momos au yack. Notre ami, dont nous aurions juré qu'il ne se nourrissait que d'eau fraîche, en engloutit une dizaine sans coup férir, avant de se proposer pour finir les nôtres.

Pépé le Momo doit se rendre au Potala, avec l'intention, semblet-il, d'y passer la nuit. Nous rentrons à Lhassa, où nous nous faisons de longs adieux, comme si nous nous connaissions depuis toujours.

En cette fin juin, la capitale du Tibet est un immense chantier. Des rues sont défoncées, des quartiers entiers détruits, On construit de nouvelles avenues à la pékinoise, des immeubles administratifs, des équipements sportifs. Le 9 septembre, Lhassa doit être fin prêt pour célébrer le trentième anniversaire de la création de la Région autonome du Tibet , cette fiction à laquelle seules les autorités font semblant de croire.

Il y a dix ans, le vingtième anniversaire avait déjà donné lieu à une agitation du même acabit. Au dernier moment, Lhassa fut fermé aux étrangers : on craignait des troubles. Il n'y en eut pas. Les Chinois se contentèrent de fêter entre eux l'événement, les Tibétains boudant ostensiblement les cérémonies. Le même scénario risque de se produire cette année. Cette fois, Pékin a mis le paquet. Lors d'une conférence qui s'est tenue en juillet de l'année dernière, il a été décidé de faire décoller économiquement le Tibet, histoire de rendre enfin rentable cette région arriérée. Soixante-deux projets ont été adoptés, pour un total de 2,3 milliards de yuans (soit environ 1,5 milliard de francs), qui concernent aussi bien le tourisme que l'exploitationde mines, l'ouverture de nouvelles routes ou la construction d'une centrale électrique. L'inauguration du nouveau Lhassa, en septembre, symbolisera ce programme ambitieux.

La seule nouveauté, pour l'heure, ce sont surtout quantité d'échoppes chinoises, restaurants aux néons clinquants, et karaoké-bars plutôt minables. Lhassa, qui s'était couché avec le soleil pendant des siècles, s'essaye à la nightlife. Hier soir, au Blue Sky, une immense discothèque qui se devrait d'être flambant neuve, mais à laquelle des matériaux de mauvaise qualité donnent déjà une allure décrépite, nous avons assisté à un fashion show, présenté, sur fond de musique techno, par des mannequins de Chengdu, la grande ville de la province chinoise du Sichuan. Cet après-midi, l'une de ces déesses, escortée d'un jeune branché à la mode de Shanghai, se promène dans les petites ruelles du marché qui entoure le Jokhang, le grand temple du centre de Lhassa. Elle dépasse d'une bonne tête la plupart des Tibétains, pèlerins agitant leurs moulins à prière, paysans venus faire quelques courses en ville, provinciaux en costume traditionnel. L'infini mépris avec lequel elle les toise défie toute tentative de description

.

En envahissant le Tibet, la Chine, convaincue de sa supériorité, pensait régler rapidement le sort de ce pays rétrograde, peuplé de nomades incultes guidés par quelques religieux fanatisés. C'était compter sans son chef spirituel, le très obstiné quatorzième dalaï-lama, Jestun Ngawang Lobsang Yeshi Tenzin Gyatso Sisum Wangyur Tsungpa Mepai Dhe Palsangpo, pour citer au moins une fois ses noms et ses titres dans leur entier. Incarnation d'Avalokiteçvara, bodhisattva de compassion infinie et saint patron du Pays des neiges , le Prix Nobel de la paix 1989 était exactement l'homme qu'il fallait au Tibet dans ces moments difficiles.

C'était compter aussi sans l'extraordinaire puissance du bouddhisme tibétain. Car si le Tibet était économiquement arriéré, son développement semblant s'être arrêté aux alentours du Moyen Age, il n'en était pas de même spirituellement. Depuis plus d'un millénaire, on réfléchissait, au Tibet, sur l'esprit humain et son fonctionnement. Etudiant le sommeil et le rêve, l'orgasme et la mort, le lamaïsme explorait minutieusement les états de conscience, domaines alors ignorés, en Occident comme en Chine.

Face à cette formidable et unique accumulation de savoir, l'occupant chinois ne pouvait proposer qu'une faiblarde soupe léniniste à la pékinoise : l'idéologie maoïste ; puis, après un virage à 180 degrés, un matérialisme capitaliste version dictatoriale. Même en les imposant par la force, aucune de ces deux recettes ne pouvait faire le poids. Elles ne l'ont pas fait. On avait beau emprisonner les moines, terroriser les nonnes, discréditer la religion et calomnier le dalaï-lama, les Tibétains restaient accrochés à leurs croyances.

Depuis qu'ils dénigrent, leur occupation est de blâmer/ Ils mettent le feu au ciel, en vain ils s'épuisent , écrivait au VIIIe siècle le moine bouddhiste et poète chinois Hsuan Chueh, qu'on aurait été bien inspiré de lire, à Pékin. Mais l'échec de cette politique était trop patent pour échapper longtemps encore, même aux plus bornés des bureaucrates. Le 12 mai 1993, lors d'une réunion secrète tenue au Sichuan, il était décidé d'opter pour une nouvelle stratégie. Puisqu'il s'avérait impossible de changer les Tibétains, on changerait la population du Tibet. L'idéeserait désormais d'attirer sur place de plus en plus de colons chinois. Le jour où les Tibétains, noyés dans la masse, seront devenus une infime minorité dans leur propre pays, le rêve d'un Tibet indépendant, vidé de son sens, finira par s'épuiser de lui-même.

Alors que le séjour sur les hauts plateaux était autrefois considéré comme un exil, voire une punition, tout est fait aujourd'hui pour attirer et fixer au Tibet les militaires et les fonctionnaires, mais aussi les commerçants et les entrepreneurs privés : salaires plus élevés qu'en Chine, aides à l'installation, frais de déplacements payés, bonus de vacances et prîmes diverses, la Maison des trésors de l'ouest , puisque telle est l'appellation chinoise du Tibet, sait appâter le chaland.

Résultat : il y aurait déjà, dans le grand Tibet, pour 6 millions de Tibétains, 7,5 millions de Chinois. Lhassa, sur 300 000 à 400 000 personnes, d'après des estimations non officielles, ne compterait plus que 20 à 30 % d'autochtones. Les autorités, évidemment, cherchent à minimiser ces transferts de population, mais il suffit de se promener dans la ville pour évaluer leur importance : la capitale du Tibet est désormais une ville chinoise. Le pouvoir politique, économique et social est dans les mains des Chinois. La langue dominante est le chinois : pas question pour un Tibétain qui ne maîtrise pas le mandarin d'accéder au moindre poste de responsabilité.

Mais entrons dans un de ces karaokés qui fleurissent le long des avenues de Lhassa. Deux mauvais haut-parleurs crachent une chanson tellement sirupeuse que le seul client dort paisiblement, affalé dans l'une des tristes banquettes alignées comme dans un train. Sur l'écran, un play-boy fait du pédalo - en forme de canard, le pédalo ! - dans un parc pékinois, avant d'aller offrir une bague à sa dulcinée, qui l'attend sur le rivage.

La comparaison est peut-être sans fondement, mais risquons-la : cet imaginaire paraît tellement pauvre, tellement déficient en regard de celui développé depuis mille ans au Tibet, et toujours actif dans les temples, que l'on peut se demander si les Chinois ne courent pas encore vers un échec cuisant. Que vaut un pédalo-canard face aux mythiques véhicules des dieux ? Que vaut un bellâtre de Pékin face à Avalokiteçvara, à ses quatre bras, à ses onze têtes et à ses trente-trois représentations différentes dans l'iconographie bouddhiste ? Que vaut une bague de supermarché face à six différentes sortes de bijoux, représentant les six perfections : la générosité, la moralité, la patience, la persévérance, la concentration et la sagesse ? Que valent des oeillades enamourées face au regard éternel du Bouddha ?

Et si, pour reprendre une métaphore qu'affectionnait Mao, le bulldozer chinois n'était, au Tibet, qu'un tigre de papier ?

Pour le moment, après avoir détruit des dizaines de maisons tibétaines qui se pressaient au pied du Potala les bulldozers aplatissent le terrain. Le grand square prévu doit être terminé avant septembre. Huit cents soldats, aux uniformes rutilants, débarquent de camions et mettent la main à la pâte. On dirait quelque reconstitution hollywoodienne de la construction de la muraille de Chine. Nous n'en 'sommes pas loin : ces travaux d'Hercule sont juste une mise en scène, filmée par la télévision d'Etat, et qui sera présentée dès ce soir pendant le journal, histoire de montrer à la cantonade comment la glorieuse arméepopulaire apporte son concours à la rénovation de Lhassa.

En attendant, le Potala est interdit au public. Et qui débarque sur l'ahurissant chantier ? Pépé... Voilà six heures qu'il fait le tour de l'immense bâtiment, à la recherche d'une entrée. Il ne reconnaît plus rien, paraît un peu perdu, mais tout va bien: pépé tend le pouce et l'agite avec son bienveillant sourire.

Il ne faut pas s'inquiéter pour lui. Il continuera de tourner, jusqu'à ce qu'il trouve un accès. Après tout, ce fichu palais lui appartient, comme à tous les Tibétains. Et il a le temps : toute l'éternité devant lui.

 
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