DECLARATION DE SA SAINTETE LE DALAI LAMA DEVANT LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES
Audition sur le Tibet, Bonn, le 19 juin 1995
(traduit de l'anglais par Les Amis du Tibet-Belgique)
Monsieur le Président, honorables parlementaires,
Je suis très heureux de pouvoir m'adresser à vous aujourd'hui, au début de la présente audition sur la question du Tibet. En effet, cette audition tombe à un moment crucial. Malgré la levée de la loi martiale en mai 1990, la répression et la persécution politique se poursuivent au Tibet, et elles ont atteint de nouveaux sommets ces derniers temps. Le respect des droits de l'homme ne s'est malheureusement pas amélioré, bien au contraire: le gouvernement chinois renforce encore la répression, ainsi que le documentent les informations émanant des organisations des droits de l'homme. Pas plus tard que le mois dernier, Amnesty International, par exemple, a publié un rapport intitulé "Violations persistantes des droits de l'homme au Tibet". Je suis sûr que les autres experts invités à la présente audition confirmeront ce désolant état de choses.
Les violations des droits de l'homme au Tibet ont un caractère spécifique. Elles visent les Tibétains en tant que peuple affirmant son identité propre et son désir de garder celle-ci intacte. De ce fait, les violations des droits de l'homme au Tibet résultent en grande partie d'une discrimination raciale et culturelle institutionalisée.
La situation des droits de l'homme au Tibet ne pourra être améliorée que si la question du Tibet est jugée sur ses propres mérites, c'est à dire, comme situation différente de celle qui connaît la Chine. Les Chinois de Chine sont, eux aussi, indéniablement victimes de violations de droits de l'homme, mais celles-ci sont d'une toute autre nature.
Au Tibet, mon peuple est marginalisé et sujet à discrimination à cause de la sinisation endémique. La destruction des traditions et du patrimoine culturels combinée avec un afflux massif de Chinois équivaut au génocide culturel du Tibet. Les Tibétains en tant que peuple sont menacés d'extinction. De même, les problèmes du développement économique et de la destruction et pollution de l'environnement - dont les répercussions se manifestent aussi au-delà du plateau tibétain - sont à traiter comme des questions spécifiquement tibétaines, car ils sont très différents de ceux que connaît la Chine dans ce domaine.
Il est encourageant de voir de nombreux gouvernements et ONG du monde entier s'inquiéter de plus en plus des violations des droits de l'homme au Tibet. Cependant, les violations des droits de l'homme, la dégradation de l'environnement et l'agitation sociale au Tibet ne sont que les symptômes d'un mal pus profond. En réalité, le Tibet est une question essentiellement politique: c'est une question de domination coloniale: celle de l'assujettissement du Tibet par la République populaire de Chine et de la résistance du peuple tibétain à cette domination. Cette question ne peut donc être résolue que par la négociation, et non, comme la RPC entend le faire, par la force, l'intimidation et le transfert de population.
La présente audition est également importante à cause du processus de changement qui s'est amorcé dans la République populaire de Chine. De ce fait, une occasion historique s'offre maintenant à l'Allemagne et aux autres membres de la communauté internationale de réexaminer leur politique à l'égard de la République populaire de Chine afin d'influer sur ces changements et d'y réagir. En ce qui concerne le Tibet, j'ai la conviction que les années à venir vont être cruciales quant à l'ouverture de négociations honnêtes et franches entre nous-même et le gouvernement chinois. De telles négociations constituent l'unique moyen de faire avancer la question tibétaine vers une solution complète et pacifique.
Il est incontestablement dans l'intérêt du peuple chinois que l'actuel système totalitaire de parti unique fasse place à un système démocatique dans lequel la protection des droits et libertés fondamentaux de la personne soit dûment garantie. Le peuple chinois a clairement marqué sa volonté de respect des droits de l'homme, de démocratie et de justice par une série de manifestations, qui ont débuté avec le "Mur de la Démocratie" et culminé dans le grand mouvement populaire du printemps de 1989.
La Chine a besoin de droits humains, de démocratie et de justice. Ces valeurs sont le fondement même d'une société libre et dynamique. Elles sont aussi source de vraie paix et de vraie stablité. Une société qui adhère à de telles valeurs, offrira infiniment plus de potentialités et de sécurité au commerce et à l'investissement. Une Chine démocratique est tout à fait dans l'intérêt de la communauté internationale dans son ensemble, et de l'Asie en particulier. Il ne faut donc ménager aucun effort non seulement pour insérer la Chine dans l'économie mondiale, mais pour l'encourager à adopter les principes internationaux de la démocratie.
Cependant, l'instauration de la liberté et de la démocratie en Chine ne peut être réalisée que par les Chinois eux-mêmes, et par eux seuls. Aussi les membres courageux et engagés du mouvement pro-démocratique chinois méritent-ils tous nos encouragements et tout notre appui.
L'avénement de la démocratie en Chine aura des répercussions importantes pour le Tibet. Parmi les leaders du mouvement pro-démocratique chinois, beaucoup reconnaissent que les Tibétains ont été mal traités par Pékin et que cette injustice doit être réparée. Beaucoup disent ouvertement que les Tibétains devraient avoir la possibilité d'exprimer et de mettre en oeuvre leur droit à l'auto-détermination. Bien que nous espérions que l'éclosion de la démocratie en Chine nous apportera la liberté à nous Tibétains, nous devons être bien conscients que la démocratie ne garantira pas à elle seule un traitement équitable du peuple tibétain. C'est pourquoi nous devons préparer le terrain politique dès maintenant pour qu'une Chine démocratique plus libre et plus ouverte accepte de négocier une solution pacifique et juste pour la question tibétaine.
C'est en dernier ressort aux peuples chinois et tibétain qu'il appartient de trouver une solution juste et pacifique au problème du Tibet. Aussi ai-je toujours tenu, dans notre lutte pour la liberté et la justice, à suivre la voie de la non-violence, de manière à donner aux deux peuples une chance de nouer à l'avenir des relations fondées sur le respect mutuel, l'amitié et le bon voisinage. Le peuple tibétain et le peuple chinois ont vécu côte à côte durant des siècles, et pour l'avenir, ils n'auront pas non plus d'autre choix que de vivre en voisins. J'ai donc toujours attaché beaucoup d'importance à nos relations. Et c'est dans cet esprit que j'ai voulu tendre la main à nos frères et soeurs chinois aux Etats-Unis, en Europe, en Asie et en Australie.
De plus, je me suis abstenu, dans ma quête d'une solution négociée pour notre problème, de réclamer l'indépendance totale pour le Tibet. Sans doute, d'un point de vue historique et selon le droit intenational, le Tibet est un Etat indépendant occupé par les Chinois. Malgré cela, j'ai suivi au cours des quinze dernières années la "voie du milieu" du compromis et de la conciliation pour obtenir une solution pacifique et négociée de la question tibétaine. Même si la très gande majorité des Tibétains souhaite recouvrer l'indépendance nationale, j'ai affirmé publiquement, et à de nombreuses reprises, que je suis disposé à accepter une négociation dont l'ordre du jour ne mentionnerait pas la question de l'indépendance. Etant donné que l'occupation persistante du Tibet menace de plus en plus la survie de l'identité nationale et culturelle du Tibet, j'estime que ma première responsabilité est de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour sauver mon peuple et son précieux patrimoine de l'anéantissement total.
Je crois en outre qu'il vaut mieux se tourner vers l'avenir que de vivre dans le passé. En théorie, il n'est pas impossible que les six millions de Tibétains aient avantage à lier librement leur sort à un bon milliard de Chinois, à condition que leur relation soit fondée sur l'équité, l'avantage mutuel et le respect réciproque. Toutefois, la Chine, si elle veut que le Tibet reste avec elle, doit créer les conditions appropriées. Or, la réalité d'aujourd'hui, c'est que le Tibet est un pays occupé et vivant sous un régime colonial. C'est donc la question-clé, et elle doit être abordée et réglée par la négociation.
Le gouvernement chinois n'a malheureusement accepté jusqu'à présent aucune de nos propositions et initiatives. Il n'a donc toujours pas engagé de négociation avec nous. Entre-temps, il continue d'inonder le Tibet de colons chinois, de sorte que les Tibétains se trouvent réduits a une minorité insignifiante dans leur propre pays. Certains de mes amis occidentaux parlent à ce propos de "solution finale de la question tibétaine".
Le Tibet -une nation millénaire avec une culture et une civilisation uniques- est en train de disparaître rapidement. Dans mes efforts pour préserver mon peuple de cette catastrophe, je me suis toujours appliqué à faire preuve de réalisme, de modération et de patience. J'ai essayé par tous les moyens de trouver une solution acceptable pour les deux parties dans un esprit de conciliation et de compromis. Toutefois, il est désormais clair que nous ne parviendrons jamais à nous seuls à convaincre le gouvernement chinois de négocier. Cette décevante constatation m'amène aujourd'hui à faire appel à votre gouvernement et à la communauté internationale pour qu'ils interviennent et agissent de toute urgence pour sauver mon peuple.
Avant toute chose, il importe de bien comprendre la vraie nature de la domination chinoise du Tibet. Les dirigeants de la Chine ont, pendant des décennies, et bien avant la révolution communiste, propagé une version trompeuse et partiale de l'histoire du Tibet et des relations sino-tibétaines. La RPC défend une version totalement déformée de l'indépendance historique et de la riche tradition culturelle et spirituelle du Tibet pour justifier l'invasion, l'occupation et l'élimination du Tibet. Ni la communauté internationale ni le peuple chinois n'ont encore pleinement saisi l'ampleur des destructions, souffrances et injustices infligées aux Tibétains sous le joug chinois. Le peuple chinois, et surtout ses intellectuels, s'intéresse aujourd'hui de près à tout ce qui passe à l'étranger. Les dirigeants chinois ne parviennent plus à isoler la population de l'extérieur. Il est donc tout à fait essentiel que les gouvernements et les ONG des pays démocratiques parlent, en toute franchise et honnêteté, de tous les as
pects de la question tibétaine, de l'histoire des relations entre le Tibet et la Chine aux violations actuelles des droits de l'homme.
Ensuite, il faudrait faire comprendre aux nouveaux dirigeants de la Chine, lorsqu'ils apparaîtront, que la question du Tibet causera de plus en plus de difficultés à la Chine, tant à l'intérieur que sur le plan international, à moins de recevoir une solution convenant aux deux parties par la voie de négociations aux cours desquelles tous les points pourront être abordés avec honnêteté et franchise.
Troisièmement, les gouvernements des pays démocratiques devraient maintenir, voire augmenter la pression sur les dirigeants chinois pour obtenir qu'ils respectent les droits de l'homme au Tibet et qu'ils ouvrent une négociation sérieuse avec nous. Par pression, j'entends aussi des déclarations publiques dans ce sens, car elles seront entendues dans toute la RPC. Je me permets à ce propes d'attirer l'attention sur le mémorandum remis à cette Commission par mon gouvernement, qui contient des suggestions pour une approche efficace et pragmatique de la question tibétaine de la part de la communauté internationale.
Quatrièmement, les gouvernements des pays démocratiques devraient, lors de leurs contacts avec les dirigeants et membres du mouvement pro-démocratique chinois tant en Chine qu'en exil, indiquer clairement ce qu'ils attendent quant au comportement futur de la Chine vis-à-vis du Tibet. Le moment est maintenant venu pour les démocrates chinois de prendre des engagements sur ce point.
Quant à nous Tibétains, nous continuerons notre lutte nonviolente pour la liberté. Mon peuple appelle à l'intensification de cette lutte, et je crois que cela se fera. Cependant, quoi qu'il advienne, je rejette et rejetterai toujours la violence comme expression du désespoir qu'éprouvent tant de Tibétains. Aussi longtemps que je conduirai notre lutte pour la liberté, il ne sera pas dérogé au principe de non-violence.
Mon peuple a toutefois besoin d'espoir et d'encouragements. Il les trouvera dans l'appui de la communauté internationale, à condition qu'il voie celle-ci mener une action efficace et concertée sur la question du Tibet.
Je reste prêt à négocier avec la Chine. J'ai fait plusieurs propositions à cet effet, notamment, dans mon Plan de Paix en Cinq Points (1987) et dans ma proposition au Parlement Européen (Strasbourg, 1988), qui ont été bien accueillies au niveau international et peuvent encore constituer une base rationnelle pour des négociations. La RPC les ayant toutefois écartées, j'ai déclaré, et je déclare aujourd'hui, que nous sommes disposés à engager une négociation avec la Chine sans conditions préalables.
Je demande à tous les pays démocratiques du monde d'appuier notre position avec encore plus de vigueur. Et j'invite les dirigeants chinois, actuels et futurs, à ouvrir au plus vite des négociations dans l'intérêt tant du peuple tibétain que du peuple chinois.