PRISE DE POSITION DE M. KLEMENS LUDWIG, COORDINATEUR POUR LE TIBET DE L ASSOCIATION POUR LES PEUPLES MENACES, DEVANT LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES DU BUNDESTAG DE LA RFA
Audition sur le Tibet, Bonn, le 19 juin 1995
(traduit de l'allemand par Les Amis du Tibet-Belgique)
M. Klemens LUDWIG est écrivain et journaliste à la radio.
Il a été, de 1977 à 1989, membre du conseil d'administration de l'Association pour les Peuples menacés, auprès de laquelle il assure maintenant à titre bénévole la fonction de coordinateur pour le Tibet.
Il est l'auteur de plusieurs ouvrages et articles sur le Tibet, dont "Tibet. Eine Länderkunde" (1989; Beck Verlag, Munich), qui sera réédité en 1995 en version mise à jour; "Tibet- Glaube gegen Gewehre", 1991 (Thales Verlag, Essen); avec Petra Kelly et Gert Bastian "Tibet klagt an", 1990 (Peter Hammer Verlag, Wuppertal).
Il a visité le Tibet à trois reprises: en 1986, en 1993 et en mars/avril 1995. Il y a étudié principalement la sinisation et la destruction de l'environnement. Les informations qu'il a recueillies sur place lui ont permis se faire une idée claire des changement survenus au cours de la dernière décennie. Il a rendu compte de ses visites dans une quarantaine d'articles de journaux et de revues, notamment, dans la Neue Zürcher Zeitung, le Rheinischer Merkur, la Frankfurter Rundschau, la Weltwoche et la revue Natur und Umwelt.
********
1. Situation actuelle du Tibet
1.1. Le statut international du Tibet
La République populaire de Chine ne peut faire valoir sur le Tibet aucun titre valable en droit international. Indépendamment du jugement porté sur la situation d'avant 1912, il est hors de doute qu'entre 1912 et 1950, le Tibet était un Etat souverain, dont ni la politique intérieure ni la politique étrangère n'étaient alors influencées par la Chine. Ce fait est attesté par de nombreuses sources contemporaines (p.ex., Sir Charles Bell: "Tibet Past and Present" et "The Great Thirteenth").
Les changements que le Tibet a subis depuis 1950 sont imputables à l'usage de la force et sont, comme tels, incompatibles avec les règles du droit international.
Etant donné que plusieurs spécialistes du droit international seront appelés à prendre la parole au cours de la présente audition, je ne m'arrêterai pas aux aspects juridiques de la question.
Je tiens cependant à souligner un aspect auquel on ne prête généralement que peu d'attention: la question de l'appartenance d'une région à tel ou tel Etat ne saurait être tranchée uniquement sur la base de traités et de lois, aussi importants soient-ils: l'autre critère d'appréciation doit en effet toujours être la perception et la volonté déclarée des personnes. Or, dans le cas du Tibet, le sentiment de spécificité nationale est largement répandu dans la population. Il n'y a pas, à ce jour, de portion importante de la société tibétaine qui se sente chinoise, pas même les Tibétains qui étaient partisans d'une réforme radicale de la société dans les années vingt et trente et avaient pris dans ce but des contacts en Inde et en Chine.
Il est donc erroné de postuler -comme le font beaucoup d'Etats- que l'appartenance du Tibet à la Chine est effective en droit international, aussi longtemps qu'une partie importante de la société tibétaine n'aura pas accepté celle-ci. Le déni d'autodétermination et la méconnaissance de la tradition millénaire d'indépendance tibétaine sont, seln moi, à la base des autres violations des droits de l'homme au Tibet.
1.2. La situation des droits de l'homme au Tibet en général et, plus particulièrement, de la liberté de religion, de la liberté de la presse, de la liberté d'opinion et de la liberté d'association
Les droits fondamentaux de la personne humaine ne sont pas garantis au Tibet. La situation au Tibet est caractérisée par l'absence presque totale d'un système de droit, de sorte que les Tibétains sont librés sans défense au bon vouloir des Chinois et à leur inteprétation arbitraire des réglementations. C'est surtout vrai des personnes qui militent pour la sauvegarde de la culture tibétaine, le respect des droits de l'homme et l'autodétermination: leur engagement est qualifié comme propagande nationaliste ou séparatiste et est frappé de lourdes peines d'emprisonnement.
Il n'y a pas la moindre de liberté de presse, d'opinion et d'association. L'Etat chinois a le monopole de l'opinion publique et de l'opinion officielle.
En vue de parer à tout exercice du droit d'association, les autorités ont, p. ex., posté tous les 5 m. une sentinelle de l'ALP autour du temple du Jokhang, au centre de Lhassa, sans compter que le quartier est surveillé par d'innombrables policiers en civil qui surveillent le quartier et qui sont aisément reconnaissables à leurs téléphones portatifs et walkies-talkies.
Il y a dix ans, tout cela n'existait pas.
La pratique de la religion n'est autorisée que moyennant les plus sévères restrictions. Environ 250 temples et monastères ont été réouverts, il est vrai, mais ils sont soumis au contrôle absolu de l'Etat. De plus, ils ne suffisent pas aux besoins d'un peuple extrêmement pieux: j'ai rencontré nombre de moines qui ne peuvent pas vivre dans une communauté monastique faute de maîtres de religion et de moyens économiques. Une infime partie seulement des propriétés terriennes qui formaient la base économique des communautés monastiques, et qui furent expropriées dans les années soixante, a été restituée. Les communautés monastiques n'ont jamais non plus été dédommagées pour les dégâts matériels. De surcroît, les maîtres de religion -du moins ceux qui n'ont pas été assassinés- ont été expulsés, et ils ne sont autorisés à revenir que s'ils se soumettent aux conditions des Chinois.
Par conséquent, et bien que la liberté de religion existe en théorie, les bases nécessaires manquent pour que la vie monastique puisse reprendre normalement. Les chiffres sont éloquents: Drepung, jadis le plus grand monastère du Tibet avec 10.000 moines, n'en compte plus que 500; Séra, autrefois le deuxième monastère du pays avec 7.000 moines, n'en compte plus qu'environ 300. Mais cela ne suffit manifestement pas encore aux Chinois: en novembre 1994, le journal du Parti communiste a publié un avis annonçant le plafonnement des effectifs de moines et de nonnes dans les monastères et couvents, au total mépris des sentiments et besoins religieux des Tibétains.
Le gouvernement met immédiatement fin à toute activité religieuse jugée inopportune. L'ingérence massive du gouvernement chinois, inacceptable de la part d'un instance laïque, dans l'affaire de la réincarnation du Panchen Lama en constitue une excellente illustration.
De plus, tout Tibétain sait que les communautés religieuses hébergent de nombreux espions en habit monastique, ce qui crée un climat de méfiance et de soupçon.
1.3. Eléments suggérant une discrimination systématique au détriment des Tibétains au Tibet occupé dans les domaines socio-économique, de l'éducation, de la formation et de la santé
Que les Tibétains soient victimes d'une discrimination socio-économique, cela saute aux yeux. Cette discriminations s'exerce surtout dans le secteur vital des marchés. Sous la protection de l'armée chinoise, les commerçants chinois accaparent de plus en plus l'espace sur les marchés qui étaient encore entièrement tibétains il y a seulement une dizaine d'années. Sur la place au pied du Potala, on ne rencontre pratiquement plus de Tibétains, alors que c'était autrefois un de leurs pricipaux marchés. Dans l'aire marchande entourant le Jokhang, sur le traditionnel sentier de pélerinage du Barkhor, les Tibétains sont de moins en moins nombreux. Les Tibétains sont défavorisés lors de l'octroi de licences commerciales et de crédits.
Cet état de choses est lié à la politique de transfert de population, dont je traiterai au point 2.
Dans le domaine de l'éducation, tout ce qui est tibétain est nettement défavorisé par rapport à ce qui est chinois. La connaissance du tibétain n'est pas exigée des enfants chinois à l'école. Les enfants tibétains, par contre, doivent suivre tout le curriculum en chinois, ce qui constitue un énorme handicap. Seuls les cours de langue existent en tibétain et en chinois, avec le même nombre d'heures pour chaque langue, alors que l'accès aux études est conditionné par une bonne connaissance du chinois.
A propos des soins de santé, je dirai seulement que beaucoup de Tibétains ont très peur des hôpitaux chinois, surtout les femmes. Tout le monde sait au Tibet que dans les hôpitaux, les femmes sont avortées et stérilisées de force. Lorsque des complications se présentent en cours de grossesse, les Tibétaines se gardent bien de se faire soigner à l'hôpital, de peur qu'on ne leur tue leur enfant. Les autorités chinoises ne font d'ailleurs rien pour rassurer la population.
1.4. L'environnement et l'écologie du Tibet. Raisons de penser que ces facteurs environmentaux ont des répercussions sur les pays limitrophes
L'environnement est dans un état catastrophique au Tibet à cause de l'exploitation inconsidérée des ressources naturelles, et surtout à cause du déboisement. En 1993, j'ai traversé des régions isolées du Tibet oriental, dans le but exprès d'étudier la déforestation. Avant l'invasion chinoise, les forêts les plus vastes se trouvaient dans le sud-est du Tibet (aujourd'hui incorporé dans le Sichuan et le Yunnan). Depuis lors, de grandes superficies ont été totalement dénudées dans cette région, y compris les pentes trop escarpées pour permettre un reboisement.
La RPC parle certes beaucoup de reboisement, mais les zones reboisées doivent être vraiement minuscules, car j'ai parcouru plusieurs milliers de kilomètres dans le sud-est du Tibet sans apercevoir le moindre projet de reboisement.
D'après ce que j'ai vu dans le sud-est du Tibet, je suis convaincu que les chiffres avancés par le gouvernement tibétain en exil sont réalistes, et qu'il ne reste plus que 114.000 km2 des 220.000 km2 de forêt qui existaient au début des années cinquante. La RPC elle-même évalue à quelque 54 milliards d'USD le bois dérobé au Tibet. La RPC ne s'approprie pas seulement le bois; elle extrait aussi du Tibet de l'uranium, du cuivre, du lithium, du fer, du borax et d'autres minerais. Tout cela sans le moindre ménagement pour l'environnement.
Il suffit d'ailleurs de prendre la route de l'ouest à partir de Chengdou, la capitale du Sichuan pour se rendre compte de l'ampleur du déboisement: on y croise environ 100 poids lourds par jour, avec une pleine charge de bois himalayen.
Les conséquence pour les pays limitrophes au sud du Tibet sont claires. Les grands fleuves d'Asie prennent leur source dans l'Himalaya, et le déboisement inconsidéré perpétré par la Chine, provoque un engorgement croissant des cours d'eau. Les pentes déboisées ne retenant plus l'eau des pluies de mousson, les graviers, les pierres et les terres sont entraînés vers les fleuves; parfois, l'homme aggrave encore la situation en déversant dans le fleuve les terres et pierres qui encombrent les routes, car celles-ci longent toujours les cours d'eau. Non seulement il en résulte des inondations catastrophiques dans le sud, mais le Tibet en subit aussi l'impact: j'ai vu et photographié des éboulements de terrain qui avaient coupé pour plusieurs semaines la route entre Chengdou et Lhassa.
1.5. Existence et, le cas échéant, nombre de prisonniers politiques tibétains. Raisons (plainte; sentence) de leur détention. Procédures judiciaires et conditions de détention
&
1.6. Possibilités d'accès des organisations internationales des droits de l'homme et de la Croix Rouge Internationale (CRI) aux prisonniers d'opinion et conditions de travail de ces organisations au Tibet.
Le Tibet compte plusieurs centaines de prisonniers politiques qui sont livrés sans défense aux caprices de l'occupant chinois. La torture est pratique courante. Je me permets de renvoyer aux prises de position d'autres organisations pour de plus amples précisions. Je tiens cependant à souligner que tous les Tibétains sont parfaitement au courant du traitement arbitraire infligé aux prisonniers politiques. Chaque Tibétain connaît et craint la prison de Drapchi, située au nord de Lhassa à proximité du monastère de Séra. A l'est de Drapchi se trouve en outre une caserne de police avec le centre de détention de Sangyib. Enfin, le nouveau quartier général agrandi de l'ALP, à l'ouest de Lhassa, contient le camp de travail de Trisam. Un telle concentration de prisons autour de Lhassa équivaut déjà, comme telle,à une formidable intimidation de la population.
1.7. Données sur la présence de forces armées et de forces de police chinoises au Tibet
La présence des forces militaires et policières au Tibet est écrasante. J'estime les effectifs de l'armée chinoise à au moins 100.000 hommes dans la seule région de Lhassa, et à au moins 500.000 hommes dans l'ensemble du Tibet. Si l'on sait que Lhassa compte tout au plus 170.000 habitants -y compris les colons chinois-, on obtient une moyenne de 1 soldat pour moins de 2 civils.
De mes conversations avec les Tibétains, il est ressorti que les soldats sont perçus comme force d'occupation, et que leur présence éveille un vif ressentiment dans la population. L'armée est présente partout, même dans les régions les plus reculées du Tibet,. Il ne fait aucun doute que le Tibet est une des régions les plus militarisées du monde.
La RPC s'efforce d'ailleurs depuis quelque temps de recruter de jeunes tibétains pour l'ALP, non sans succès, car les discriminations socio-économiques ont privé beaucoup de ces jeunes de toute perspective d'emploi. L'armée leur offre un moyen de subsistance. Cette évolution inquiète beaucoup les Tibétains car elle divise la communauté.
Outre ses nombreuses forces armées, la RPC possède au Tibet des bases d'armements modernes qui ne sont sûrement pas destinés à étouffer une révolte intérieure: une base de missiles de moyenne portée à Nagchou, à 320 km. au nord de Lhassa, des escadrilles de chasseurs J-7 et d'hélicoptères.
1.8. Situation des Tibétains vivant en exil
Je n'ai pas étudié la situation des Tibétains en exil.
2. Politique de transfert de population et/ou de sinisation du Tibet
2.1. Données chiffrées sur l'immigration et l'établissement de Chinois au Tibet. Conséquences de la politique de transfert de population de la Chine sur les structures sociales, la culture et la religion tibétaines
En ce qui concerne l'ampleur de la sinisation, je peux faire part de mes propres constations. Je n'ai évidemment pas pu effectuer de recensement, mais la sinisation a été un des axes de ma recherche.
A Lhassa, les Chinois représentent au moins les deux tiers des quelque 170.000 habitants. Il y a 10 ans, ils étaient nettement moins nombreux. La prédominance chinoise ne se limite pas à Lhassa, mais se manifeste également à Shigatsé, la deuxième ville du Tibet, ainsi que dans la plupart des autres grosses bourgades du Tibet oriental, telles que Chamdo, Batang ou l'ancienne ville frontalière de Dartsedo. J'ai moi-même visité ces lieux.
Il est absolument certain que les Chinois constituent la majorité de la population sur le territoire du Tibet historique, et au train où vont les choses, la RAT connaîtra le même sort.
La ville de Batang offre un exemple extrême de sinisation. Batang était autrefois une localité tibétaine très importante de la vallée du Yangtsé. Comme elle est située à 2.800 m. d'altitude, le climat y est assez agréable. En 1990, les Chinois ont complètement rasé, sur plusieurs hectares, le centre de Batang. Pas une seule maison tibétaine n'est restée debout. Ils y ont ensuite construit des boutiques et des logement chinois, un grand hôtel de ville, des salles de billiard, des salles de danse, et vaste place ornée d'un monument aux héros. J'ai visité Batang en compagnie d'un photographe qui parle bien le chinois. Nous avons interrogé de nombreux habitants sur leurs origines et leurs occupations, et nous n'en avons pas trouvé un seul qui fût orginaire de la ville ou du voisinage. Tous étaient arrivés au cours des dernières années de la région de Chengdou. Ils étaient très fiers de la nouvelle Batang. Les origines tibétaines de la ville ne se devinent que lorsqu'on aperçoit, à la périphérie de la ville, quel
ques hameaux misérables étagés à flanc de montagne.
Cette politique a des effets désastreux sur les structures sociales, la culture et la religion tibétaines. Nous avons déjà dit au point 1.3. que les Tibétains se font de plus en plus évincer de leurs activités commerciales tradtionnelles et des marchés. D'après ce qui j'ai constaté, les structures de la société tibétaines sont encore restées plus ou moins intactes dans les campagnes les plus reculées. Un reste de traditions survit encore sur les hauts plateaux, à plus de 4.000 m., protégés par les rigueurs du climat. Des groupes de Nomades y vivent dans une relative indépendance. Mais d'une manière générale, le Tibet en tant que tel est de plus en plus assimilé au modèle chinois. Même les quelques projets spectaculaires réalisés par les Chinois n'arrivent pas à donner le change. Je songe, p. ex. à la restauration fort coûteuse du Potala, réouvert au public en août 1994, dont je voudrais dire quelques mots, car l'opération est très révélatrice quant à la véritable nature de la politique de transfert de popula
tion.
En décembre dernier, le gouvernement de Pékin a consenti à ce que le palais du Potala restauré soit inscrit sur la liste des monuments appartenant au patrimoine culturel mondial de l'UNESCO. Le bâtiment bénéficie donc maintenant d'une protection internationale. On serait donc tenté de croire à première vue que cette mesure traduit une certaine sensibilité des Chinois pour la tradition tibétaine. Mais c'est dans les quartiers au pied du Potala que se révèlent les vrais rapports de force. Là, tout a été bouleversé pendant les 10 dernières années. L'ancien quartier tibétain du Shöl, construit au XVIIe siècle pour assurer la défense du palais, a été rasé, et ses habitants, relogés ailleurs. Le Shöl est maintenant devenu le centre de l'industrie du plaisir; les bordels, les dancings à karaoké et les bars y sont légion. La route périphérique au nord de la ville était, il y encore 10 ans, un sentier à travers champs, bordé de tentes tibétaines.
Aujourd'hui, c'est une route bordée d'ateliers de réparation de voitures. Cette transformation est un coup terrible pour la religion et la culture tibétaines, car cette route se situe sur le parcours de l'antique Lingkhor, chemin de pélérinage traditionnel qui fait le tour de Lhassa. Inutile de dire que tous les établissements situés au pied du Potala sont aux mains des Chinois.
Le scénario qui s'est déroulé au pied du Potala, se répète maintenant dans le quartier du Barkhor, au coeur de Lhassa, qui était encore entièrement tibétain il y a 10 ans.
De plus en plus de maisons tibétaines y sont rasées, même celles en bon état, et remplacées par de nouvelles, dont la plupart sont aussitôt occupées par des Chinois. D'après ce que m'ont raconté des Tibétains concernés, l'expulsion est souvent par des méthodes assez subtiles. Les autorités ne tolèrent bien entendu aucune résistance à la destruction des maisons: les familles sont tenues d'évacuer leur logement pour une date donnée, sans quoi elles se font expulser par la police et ne sont pas dédommagées. Celles qui partent dans les délais, touchent entre 20 et 25 Yuan (+/- 4 DEM [=84 BEF]) le m2 à titre de dédommagement et ont la possibilité d'acheter le nouveau logement. Mais à cela il y a une difficulté: le nouveau logement coûte 1.400 Yuan le m2 (plus de 200 DEM [= +/-8.400 BEF]) et bien peu de Tibétains possèdent évidemment une telle somme, l'équivalent de 5 mois de salaire d'un fonctionnaire.
Les Chinois s'offrent donc le coeur de Lhassa.
Par conséquent, il est faux de parler d'évolution naturelle de la ville. Ce qui se passe à Lhassa et ailleurs est, au contraire, le résultat d'une politique ciblée de Pékin qui a but de détruire l'antique culture urbaine du Tibet, et du même coup, de faire disparaître un élément essentiel du patrimoine tibétain.
2.2. Raisons éventuelles de l'incompatibilité de la politique chinoise de transfert de population avec les principes du droit international
Si l'on admet - compte tenu des remarques du point 1.1 - que la RPC n'a aucun droit territorial à faire valoir sur le Tibet, la politique de transfert de population est de la colonisation pure et simple, dont l'objectif est de créer un état de fait qui prive à jamais le Tibet des chances de recouvrer son indépendance.
Je laisserai aux juristes le soin de préciser ici quelles sont les conventions et réglementations internationales qui interdisent une politique colonialiste de cet ordre.
2.3. Données sur une destruction systématique du patrimoine culturel tibétain, notamment, des monuments et bâtiments à Lhassa et ailleurs, et le cas échéant, un avis sur de telles mesures
Lors de ma première visite, début 1986, il restait encore de nombreuses traces des grandes destructions, et il en reste à ce jour dans les régions reculées du Tibet. Le gouvernement tibétain en exil affirme que 13 seulement des quelque 6.000 sanctuaires et monastères du Tibet historique ont survécu aux grandes destructions des années soixante et soixante-dix. D'après ce qui j'ai pu voir, ce n'est pas une exagération.
L'administration chinoise a du reste confirmé ces chiffres en gros, et elle a admis que les destructions ont commencé en grande partie avant le déchaînement de la fanatique Révolution culturelle. Lors d'une conférence de presse -qui a, incidemment, été organisée à l'occasion de la visite du Chancelier Helmut Kohl- le Vice-gouverneur Pu Quiong a cité des statistiques indiquant que 79,6% des temples et sanctuaires avaient été détruits entre 1959 et 1966 sur le territoire de la RAT, car Pu Quiong, fidèle aux thèses chinoises, ne parlait évidemment que de la RAT. Ces destructions systématiques, qui ont été perpétrées après la grande révolte tibétaine de mars 1959, étaient bien destinées à rayer le patrimoine tibétain de la surface de la terre.
3. Moyens d'action au niveau de l'Allemagne et au niveau international
3.1.Eléments et moyens existant au niveau international pour améliorer la situation des droits de l'homme.
3.2. Moyens dont dispose la République fédérale d'Allemagne pour oeuvrer, au niveaux national et international - en particulier, dans le cadre de l'Union européenne - en faveur d'une amélioration du respect des droits de l'homme au Tibet.
3.3. Contribution de la RFA à la sauvegarde de l'identité nationale du peuple tibétain ainsi que de la religion et la culture tibétaines.
Je considère les points 3.1 à 3.3. comme faisant un tout, et je les commenterai ensemble.
A condition que la volonté politique existe, je vois de bonnes possibilités d'obtenir une amélioration de la situation au Tibet. La situation existant en Chine offre d'ailleurs les conditions nécessaires. En effet, alors que, sur le plan politique, le Parti communiste défend son pouvoir avec la dernière brutalité, un franc libéralisme prévaut dans le domaine économique. L'esprit d'entreprise et le succès économique sont en vogue dans la Chine d'aujourd'hui. Notons en passant que même les fils des plus hauts dirigeants du Parti, celui de Deng Xiaoping en tête, sont nombreux à s'être jetés à corps perdu dans l'économie. Cette politique économique a rendu la Chine dépendante de l'étranger: le pays a besoin de capitaux, d'investissements et de technologie. Or, si une amélioration substantielle de la situation au Tibet est imposée comme condition d'une collaboration économique, Pékin ne pourra plus faire la sourde oreille, à moins de restructurer toute son économie.
Une coopération internationale est toutefois la condition sine qua non de la réussite d'une telle action. Si déjà toutes les nations occidentales décidaient de concert de lier l'amélioration substantielle de la situation au Tibet et le développement des relations commerciales, la RPC ne trouverait plus guère d'autres partenaires pour l'aider à réaliser ses ambitions économiques. Les entreprises japonaises n'arriveraient pas à combler, à elles seules, le vide laissé par les Occidentaux, d'autant plus que la Chine garde, pour des raisons historiques, un net ressentiment à l'égard du Japon. L'ouverture d'esprit avec laquelle plusieurs chefs d'Etat ou de gouvernement ont reçu S.S. le Dalaï Lama, aux Etats-Unis, en France et en Grande-Bretagne, malgré les protestations chinoises, permet d'espérer en une coopération internationale pour le Tibet. De plus, le conflit qui a opposé la RPC et les Etats-Unis à propos de la contrefaçon d'oeuvres protégées par des droits d'auteur, a montré que Pekin n'est pas toujours aus
si puissant qu'il y paraît. Ce qu'il est possible d'obtenir pour les doits d'auteur dans le domaine des livres et de la musique, devrait à plus forte raison être réclamé avec encore plus d'insistance lorsqu'il s'agit de la protection de vies humaines.
De même, le départ de Chine de la firme Levi's, qui n'acceptait plus de laisser fabriquer ses produits par des bagnards, montre qu'il existe d'autres manières de traiter avec le gouvernement chinois.
Les pressions économiques ne devront pas dépasser certaines limites, cela va de soi. Mais enfin, exiger une amélioration n'équivaut pas à réclamer l'indépendance du Tibet. L'arrêt de la sinisation, de la destruction de l'environnement et de la militarisation ne porte pas atteinte aux revendications territoriales de la RPC et ne ferait pas non plus perdre la face à Pékin. Mais ce serait déjà une contribution appréciable à la sauvegarde de l'indentité, de la culture et de la religion tibétaines.
Il s'agit en dernier ressort d'une question de volonté politique et de coopération internationale. La présente audition est peut-être un premier pas sur cette voie.