UN PANCHEN-LAMA SUR MESURE POUR PEKIN
par Philippe Paquet
La Libre Belgique, le 30 novembre 1995
Peut-on imaginer les responsables d'un régime qui professe officiellement l'athéisme et proscrit toute pratique surnaturelle, se retrouver à l'aube, dans un temple de Lhassa, en compagnie de moines et de lamas, pour procéder à un tirage au sort à l'aide de bâtonnets d'ivoire placés dans une urne offerte au clergé tibétain, en 1792, par l'empereur Qianlong ? C'est pourtant ainsi que le Parti communiste chinois a fait désigner, mercredi, son candidat à la succession du 10e Panchen Lama, décédé en janvier 1989. Un petit garçon de six ans, originaire de la préfecture de Nagqu dans le nord du Tibet, Gyaincain Norbu, assumera donc la deuxième plus haute charge religieuse sur le Toit du Monde après celle dévolue au Dalaï Lama. Tout au moins dans les calculs de Pékin. Car il y a aujourd'hui non pas un, mais deux Panchen Lamas. Celui que le sort a choisi parmi trois candidats inscrits sur une liste arrêtée par une centaine de moines tibétains séquestrés, pour la circonstance, dans un hôtel de Pékin. Et celui que le D
alaï Lama avait lui-même reconnu, en mai dernier, en la personne d'un autre petit garçon, Gedhun Choekyi Nyima, et qui serait désormais détenu avec sa famille dans la capitale chinoise.
RIVALITE HISTORIQUE
La tradition veut que le Panchen et le Dalaï Lama reconnaissent mutuellement leurs réincarnations - une pratique destinée à réduire la rivalité naturelle entre les deux potentats du bouddhisme tibétain. Sous la dynastie mandchoue" la Chine s'est arrogée un droit de regard qui a pris une dimension toute particulière dans le contexte actuel : alors que le Dalaï Lama optait pour la résistance au régime communiste en s'exilant en Inde en 1959, le Panchen s'engageait, lui, dans une collaboration équivoque, facilitée par une assignation à résidence à Pékin entrecoupée de brefs voyages au Tibet. En rejetant catégorique ment l'enfant reconnu par le Dalaï Lama, exclu du tirage au sort de mercredi, la Chine a voulu clairement maintenir la future autorité du Panchen sous son contrôle - et cela d'autant plus que Gedhun Choekyi Nyima aurait été le premier dignitaire investi au Tibet, et non dans la diaspora tibétaine. Mais elle a également pris date pour un événement d'une portée bien plus considérable: la succession du
Dalaï Lama lui-même que la direction communiste n'entend manifestement pas abandonner au gouvernement tibétain en exil. Il n'en reste pas moins que le Tibet se retrouve maintenant avec un Panchen Lama de trop et, si les autorités chinoises estiment avoir ainsi utilement affaibli le bouddhisme tibétain en le divisant dans ses allégeances, la manoeuvre pourrait se retourner contre elles. Les purges au monastère Tashilhunpo de Shigatsé, auquel est traditionnellement confiée l'identification du Panchen Lama et qui s'était prononcé pour Gedhun, ne peuvent, en effet, qu'annoncer une répression accrue dans la mesure où la population se résignera difficilement à voir la décision du Dalaï Lama aussi péremptoirement ignorée.