LE DALAI-LAMA: "ON NE PEUT TUER L'AME TIBETAINE"
De son exil, le Prix Nobel de la paix dénonce le sort réservé au panchen-lama, un enfant de six ans. Il s'inquiète aussi pour sa propre sécurité.
Le Figaro, Jeudi 21 décembre 1995
Dharamsala
de notre envoyé spécial
François GAUTIER
Des milliers de lampes à huile scintillent dans la nuit étoilée de Dharamsala, nichée au creux de l'Himalaya indien, à plus de 1800 mètres d'altitude. C'est ici que c'est réfugiée la communauté tibétaine en exil, autour de son chef spirituel et temporel, le dalaï lama.
Justement, on fête ce soir l'anniversaire du fondateur de la secte des "bonnets jaunes": des moines tournent inlassablement autour du temple en psalmodiant des hymnes lancinants, et on entend au loin le souffle puissant des longues trompettes tibétaines.
Tenzin Gyatso, quatorzième dalaï-lama, Prix Nobel de la paix, Océan de Sagesse, apparaît enfin, entouré de gardes du corps armés jusqu'aux dents, aux yeux des fidèles qui l'attendent mains jointes, au pied du temple. On le dit fatigué et affecté d'une toux inquiétante. L'heure est grave: l'autorité du dalaï-lama vient de recevoir un coup avec la décision des Chinois de désigner eux-mêmes le nouveau panchen-lama, numéro deux de la hiérarchie lamaïste.
Le 28 janvier 1989 mourait le dizième panchen-lama. Les Tibétains ont toujours cru que les âmes de leurs grands lamas choisissent de se réincarner dans le corps de jeunes enfants, généralement d'un milieu pauvre et rural. Et c'est traditionnellement le dalaï-lama qui choisit la réincarnation du panchen-lama, parmi les candidats sélectionnés par une équipe de moines spécialisés.
Mais le gouvernement chinois, qui argue qu'il a sorti le Tibet de six siècles de féodalisme, ne l'entendait pas ainsi. "Les Chinois avaient tenté en vain de contrôler le dixième panchen-lama. Ils l'ont torturé et jeté en prison, racconte Kelsang Gyaltsen, membre du gouvernement tibétain en exil. A sa mort, ils ont décidé de s'approprier sa réincarnation."
Destination inconnue
Le 17 juillet 1993, donc, les Chinois nommèrent le révérend Chadrel Rinpoche, qu'ils pensaient leur être acquis, à la tête d'une délégation de moines chargés de retrouver la réincarnation du dixième panchen-lama. Malheureusement pour eux, Chadrel Rinpoche, à l'issue de sa quête, communiqua secrètement au dalaï-lama la liste et les photos des jeunes garçons sélectionnés. Et, le 14 mai 1995, prenant les Chinois de vitesse, le dalaï-lama désignait Gedhun Choeki Nyima, un enfant de six ans originaire du nord du Tibet, comme la réincarnation du panchen-lama.
Fureur de Pékin, qui fait arrêter peu après le jeune garçon et qui l'emmène dans une destination inconnue en Chine. "C'est la santé de Gedhun qui me préoccupe le plus, dit aujourd'hui le dalaï-lama. Il n'est nul besoin de le tuer, il suffit de lui faire ingurgiter certaines drogues pour endommager à jamais son cerveau".
Ensuite les autorités chinoises invoquent un obscur traité du XVIième siècle, qui confère aux empereurs mandchous de la dynastie Qing le droit de choisir le panchen-lama. Une assemblée de moines tibétains est donc convoquée à Pékin le 6 novembre dernier. Comment des fidèles du dalaï-lama ont-ils pu accepter ce coup de force ? Réponse du dalaï-lama: "Les photos de l'assemblée montrent des moines au visage fermé. Les Chinois leur ont dit: Si vous refusez de venir, nous vous considérerons comme pro-dalaï-lama, et donc réactionnaires; vous devrez en payer les conséquences!".
A Pékin, un tirage au sort désigne un autre garçon de six ans, Gyatsen Norbu, originaire de la province de Nagchu. "Coïncidence..., coïncidence, remarque le dalaï-lama, avec un sourire amer, ses parents sont des fidèles du Parti communiste tibétain, phénomène assez rare dans nos campagnes."
Le 8 décembre, Gyatsen Norbu est intronisé officiellement onzième panchen-lama au monastère de Tashilumpo. Deux bataillons de soldats chinois veillent à sa "sécurité".
Une "marionnette"
Aujourd'hui, il y a donc deux panchen-lamas. Se peut-il, comme les Tibétains le croient, qu'une grande âme puisse se réincarner dans plusieurs êtres humains à la fois? "C'est possible, répond le dalaï-lama. l'élu chinois faisait partie des candidats sélectionnés par Chadrel Rinpoche; mais, après mes propres investigations, Gedhun Choeki Nyima est bien le seul et l'unique panchen-lama."
Pour l'instant, le chef de l'Eglise lamaïste reste impuissant. Il a l'appui du Sénat américain, qui a adopté une résolution demandant à Pékin de "respecter le choix" du dalaï-lama. Deux cent députés et sénateurs français ont "protesté contre la brutalité politico-religieuse des autorités chinoises à l'encontre du peuple tibétain". Pour le dalaï-lama, la pression internationale "est la seule chance pour que le gouvernement chinois libère Gedhun" afin qu'il puisse être éduqué à l'étranger.
Mais c'est improbable. "De même qu'il m'échoit de choisir la réincarnation du panchen-lama, c'est au panchen-lama de retrouver la mienne à ma mort, soupire le Prix Nobel de la paix. Et, si le prochain panchen-lama est endoctriné par les communistes chinois, c'est une marionnette qui sera choisie à ma mort. C'en sera alors fini des aspirations à la liberté du peuple tibétain."
Justement. Les autorités indiennes ont arrêté la semaine dernière trois Tibétains qui tentaient d'approcher le dalaï-lama: ils ont avoué avoir reçu un entraînement militaire des Chinois. Le gouvernement indien a donc renforcé les mesures de sécurité autour du dalaï-lama.
Une tentative d'assassinat ? "Il est sûr que cela ferait l'affaire des Chinois, estime le dalaï-lama, et c'est pourquoi j'accepte de me soumettre à ces pesantes mesures de sécurité." Qu'adviendrait-il du peuple tibétain si son chef venait à disparaître ? Je ne suis qu'un simple moine, mais les Tibétains ont fait de moi le symbole de leur lutte pour la liberté. Si j'étais tué, cela représenterait peut-être une défaite temporaire dans notre lutte pour l'indépendance. Mais on ne peut tuer l'âme du peuple tibétain, et, d'une manière ou de l'autre, la lutte continuerait".
F.G.