CANCER ET TOTALITARISME TUENT CHEN ZIMING
Le journaliste Chen Ziming se meurt dans une prison de Pékin. Non content de le priver de liberté et de parole, d'asphyxier son esprit, c'est son corps, malade d'un cancer, que lentement on tue, c'est sa dignité d'être humain qu'on détruit.
Par Christine Ockrent
Libération, lundi 23 septembre 1996
Chen Ziming va mal, Chen Ziming se meurt. Confiné avec trois autres détenus dans une cellule de 15 mètres carrés de la prison numéro 2 de Pékin, privé des soins médicaux les plus élémentaires, cet intellectuel de 43 ans est en train de succomber à deux fléaux dont la cruauté se conjugue: le cancer et le totalitarisme. Figure de proue des universitaires libéraux, ancien directeur de l'Hebdomadaire économique, emprisonné une première fois en 1989, il avait été libéré quatre ans et demi plus tard pour raisons de santé. A l'époque déjà, avec son camarade Wang Juntao, il avait durement souffert des conditions de détention épouvantables qui leur étaient imposées. Pour les dénonce ils avaient l'un et l'autre fait la grève de la faim. A sa libération, les médecins avaient diagnostiqué un cancer de l'appareil urinaire, une hépatite et des problèmes cardiaques. En juin 1995, Chen Ziming est arrêté une nouvelle fois sous prétexte qu'il est alors guéri et qu'il n'a manifesté aucun signe de repentir pour son rôle dans le
mouvement de Tien Anmen. Il doit purger une peine de treize ans, la plus lourde prononcée envers un journaliste... Les autorités le privent de médicaments. Le compte bancaire de sa femme est gelé pour qu'elle ne puisse pas lui en procurer. Son état s'aggrave. Il entreprend une nouvelle grève de la faim. Son ami Wang Jun tao, réfugié aux Etats-unis, prend le relais devant les Nations unies. Sa femme Wang Zhihong manifeste à Pékin. Elle est incarcérée à son tour pendant quelques jours. Pour survivre, elle tricote et vend des pull-overs deux francs pièce. Avec Reporters sans frontières, nous avons essayé, il y a quelques semaines, à Pékin de la rencontrer, de lui apporter soutien et réconfort, et d'obtenir des informations précises sur la santé de Chen Ziming, assignée à résidence, menacée, elle dut renoncer à notre rendez-vous sous peine d'être privée de sa visite mensuelle à la prison. De notre côté, nous fûmes soumis à une surveillance et à une intimidation policières constantes. Aujourd'hui, sans plus de p
récautions, elle hurle son désespoir. Le cancer de son époux se généralise. Les soins les plus élémentaires lui sont refusés. Chen Ziming se meurt. Non content de le priver de liberté et de parole, d'asphyxier son esprit, c'est son corps que lentement on tue, c'est sa dignité d'être humain qu'imperturbablement on détruit.
Ainsi, fidèle à ses méthodes, le régime chinois élimine la poignée d'hommes et de femmes qui, depuis 1989, ont eu le courage insensé de refuser son joug. Condamnation aux travaux forcés, ce qui évite le procès, même simulacre, plus difficile à taire. Détention systématique avec des prisonniers de droit commun chargés de harceler et de rendre des comptes. Aggravation programmée des conditions de vie ou plutôt de survie, de façonà laisser faire l'affaiblissement et la maladie. Alors, peut-être, dans sa mansuétude, le pouvoir estimera-t-il que le dissident n'est plus en mesure de nuire. Sans doute le libérera-t-il, le préférant en exil, faisant mine, à bon marché, de céder aux pressions et aux indignations extérieures. Elles se font pourtant plus rares, tant prévalent en Occident une forme de fascination myope à l'égard du pouvoir chinois, et l'appétit vis-à-vis du marché qu'il entrouvre. Le cynisme aussi a ses naïvetés. Comme celle de croire qu'à court terme, c'est-à-dire selon notre notion du temps et non la
sienne, à notre échelle et non la sienne, les contrats, les affaires et leurs engrenages bouleverseront davantage la Chine que le rappel de nos valeurs et l'exaltation de principes que nous croyons universels. Au moment où le plus haut responsable de l'armée chinoise, le général Liu, est officiellement reçu en France, rappelons le sort de Chen Ziming qu'il faut sauver de la mort. Exigeons la libération de Gao Yu et de ses camarades. Faisons campagne pour que le prix Nobel de la paix soit décerné à Wei Jingsheng, figure emblématique du combat démocratique, qui a déjà passé en détention la moitié de sa vie d'homme et dont la santé se détériore gravement. Ne les oublions pas. Le totalitarisme, que l'on croit ici gommé de l'histoire du siècle, continue là-bas d'opprimer près du quart de l'humanité.