L'EXTREME-ORIENT INSTABLE
par Francis Deron, Jean-Claude Pomonti et Philippe Pons
Le Monde, mardi 1 octobre 1996
L'AFFAIRE du sous-marin nord-coréen échoué en Corée du Sud vient rappeler de façon spectaculaire les tensions sous-jacentes et le potentiel d'instabilité de l'Asie extrême-orientale, derrière la façade flatteuse de la réussite économique. La question immédiate est de savoir quelle attitude adopterait Pékin en cas de dérapage entre le nord et le sud de la péninsule coréenne. La Chine s'est retirée le 1er septembre 1994 de la commission militaire d'armistice, précipitant ainsi, pour favoriser son ancien client, l'effondrement du système de sécurité qui prévalait depuis 1953 à la hauteur du 38e parallèle. En cas d'affrontement, son intérêt évident serait de ne rien faire pour envenimer les choses, voire de favoriser une reddition du Nord aux meilleures conditions pour les survivants du régime. Saurait-elle pour autant surmonter une tentation d'intervenir dans l'hypothèse d'une dégradation substantielle de la situation du Nord ? Pour ne citer que les incidents les plus remarquables survenus depuis la fin de la g
uerre froide, la région a connu, notamment en 1995 et 1996, plusieurs alertes militaires sérieuses qui prouvent que l'enrichissement n'est pas nécessairement fondateur de sagesse. Très médiatisée du fait de l'entrée en jeu de la marine américaine, la crise des missiles du détroit de Formose, en février et mars 1996, a traduit une innovation dans l'usage de cet engin, qui n'avait encore jamais été utilisé dans des tirs à blanc à proximité immédiate de la capitale d'une des plus riches économies du monde. Que, par la suite, le régime de Pékin se soit convaincu qu'il avait en l'occurrence probablement agi contre ses intérêts n'aura pas empêché le constat qu'il était capable de déclencher une telle crise. Certes, par cette action, la Chine continentale a placé Taïwan sur la carte diplomatique internationale plus sûrement que ne pouvait le faire la campagne de l'Ile pour réintégrer les Nations unies. Mais, inversement, le message adressé aux autres Pays de la région a été que le régime chinois pouvait être mû par
des ressorts dépassant les éventuelles retombées négatives de ses actes sur ses intérêts les plus immédiatement visibles. Autre risque: l'innovation militaire pourrait parfaite-ment faire école. La crise du détroit avait été précédée de celle concernant l'archipel des spratleys, en mer de chine méridionale, qui avait opposé Pékin aux Philippines. Dans la péninsule coréenne, il y avait eu auparavant le chantage nucléaire de Pyongyang, lors de la délicate négociation au cours de laquelle Washington tentait de convaincre les héritiers masqués de Kim Il-Sung de renoncer à se doter de l'arme atomique. L'actuelle tension diplomatique sino-japonaise à propos d'un archipel inhabité - entre deux pays dont les gouvernements avaient pourtant déployé des efforts certains pour calmer leurs relations - est une autre illustration du poids de l'histoire dans la vie moderne de ces Etats. On y voit les gouvernements de Pékin et de Tokyo ruser avec un passé qui n'a pas fait l'objetde catharsis et nourrit encore des nationalis
mes dangereux. Cette tension au sujet des Senkaku-Diaoyu s'explique partiellement par l'enjeu économique que représenterait l'exploitation des gisements d'hydrocarbures et de minerais que la zone est supposée abriter. Mais d'autres pommes de discorde entre les deux puissances majeures de la région, qui se sont déjà fait la guerre deux fois au cours du siècle écoulé, pourraient tout aussi bien se faire jour à l'heure où la Chine émerge comme un contrepoids sérieux au rôle économiquement majeur joué jusqu'à présent par le japon en Extrême-Orient. En Corée du Sud, le nationalisme, allié à un profond ressentiment antijaponais, n'est pas non plus dépourvu de dangers. D'autant qu'aux incertitudes liées à la situation au nord et à l'avenir de la péninsule s'ajoutent des considérations plus prosaïques comme les difficultés de ces peuples à cohabiter - même dans le monde moderne. Les patrons coréens, par exemple, sont parmi les plus impopulaires des investisseurs dans le capitalisme chinois renaissant (derrière, il e
st vrai, leurs homologues de Hongkong et de Taïwan). Les ouvriers chinois leur reprochent la discipline rigoureuse - singulièrement éloignée du socialisme aux bras ballants - qu'ils font régner dans les usines qu'ils dirigent. La marine chinoise, pour sa part, a affiché son intention de devenir un gendarme régional en se permettant d'envoyer ses sous-marins narguer des navires américains en mer jaune (terme qui n'a rien à voir avec la couleur de l'eau mais signifie symboliquement, en chinois, un rattachement à l'autorité de l'empereur). Dans le sud-est de ce continent asiatique - qui ne mérite pas vraiment ce nom, produit de l'européocentrisme des siècles précédents- les choses paraissaient, ces dernières années, aller dans le sens d'une accalmie durable des poussées de fièvre. A partir des années 80, Pékin a définitivement renoncé à appuyer ou susciter des insurrections communistes, a normalisé ses relations avec l'Indonesie, où le communisme est banni depuis l966, puis avec le Vietnam, après vingt ans de
brouille. La Chine a resserré ses liens avec l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean), contresigné l'accord de paix de 1991 sur le Cambodge et accepté de participer, dès sa fondation en 1994, au Forum régional de l'Asean sur les questions de sécurité. Le dialogue a succédé à la subversion. Pékin n'a pas pour autant renoncé à armer un client comme la Birmanie et à affirmer sur les eaux de la mer de Chine méridionale une souveraineté indiscutable que lui contestent, au moins en partie, quatre Etats de l'Asean. Face à ces revendications, la région commence d'ailleurs à se rebiffer. De récentes manoeuvres navales indonésiennes, au large du gisement gazier de Natuna, ont fourni la dernière illustration d'une méfiance croissante à l'égard d'une Chine dont la manière, en diplomatie, a beaucoup plus changé que les fins. Pékin a pris tout bonnement acte du développement de ses voisins méridionaux et de leurs nationalismes. Si le début d'accès à la maturité économique a encore fortement tendance à se
traduire par des postures ostentoirement martiales, le défaut d'institutionnalisation de la vie publique explique également cette propension. C'est pourtant bien de cette carence institutionnelle que naissent la plupart des crises internationales. Vue sous cet angle, l'Asie du Sud-Est a beau paraître moins fragile, de nos jours, sur le plan de la sécurité, que celle du Nord-Est, elle n'en est pas pour autant à l'abri des retombées que provoqueraient chez elle une montée des tensionsautour des mers baignant la Chine, la Corée et le japon. Une des raisons essentielles qui font que l'Extrême-Orient risque de faire parler de lui au plan de la stabilité stratégique est précisément la nature de son émergence en tant que nouveau pôle économique. Hormis le japon, qui joue dans une classe supérieure, toutes ces économies sont articulées autour d'exportations qui se disputent les marchés mondiaux sur un éventail de production relativement étroit. Leurs facultés d'adaptation sont certes légendaires et régulièrement con
firmées, mais cette qualité peut se révéler une arme à double tranchant. Ainsi Taïwan s'aperçoit-il aujourd'hui de la dépendance politique que créent, vis-à-vis du continent, ses investissements et l'excédent commercial - unique parmi les partenaires de la Chine qu'il en tire. Or cet excédent lui permet tout juste de rembourser son propre déficit envers le Japon. Il en devient du coup un atout pour la Chine: celle-ci pèse sur la classe d'affaires taïwanaise pour qu'elle joue, à Taïpeh, en faveur des intérêts du continent. Le président Lee Teng-hui s'en est lui-même récemment inquiété. De même, les pays d'Asie du Sud-Est dépendent encore tellement des investissements venus du Nord-Est (japon, Taïwan, Corée du Sud, Hongkong), et les fortes minorités chinoises de la sous-région ont investi, ces dernières années, tant de milliards de dollars en Chine, que tous tremblent à l'idée d'une crise en Extrême-Orient, politique ou économique. Un mystérieux sous-marin inspiré de lubies moribondes s'échouant sur des rives
adverses n'est pas nécessairement le signe annonciateur d'un cataclysme régional. C'est à coup sûr un avertissement de plus, passablement inquiétant, dans une situation qui demeure bien volatile.