LE TIBET SACRIFIE
Quand le dalaï-lama plaide, ici ou là, la cause de son peuple, on insiste sur le caractère religieux de sa visite pour ne pas déplaire à Pékin. Comme à Paris
par Claude B. Levenson *
Libération, mardi 29 octobre 1996
Au moment où le dalaï-lama arrive en France, au Tibet, les autorités chinoises d'occupation poursuivent une vaste campagne de rééducation pour tenter de briser le dernier carré de résistance passive que constituent moines et nonnes. Ayant renoncé à tout lien familial ou social en prononçant leurs voeux, ils ou elles risquent leur vie pour que vivent leur pays, leur culture, leur peuple. Le prix à payer est effarant: pour les moines ou les moniales, ce sont des heures d'apprentissage forcé des lois de l'occupant et de la version chinoise de l'histoire du Tibet. Des commissaires politiques sont à pied d'oeuvre non seulement dans les grands monastères de Lhassa mais jusque dans les modestes sanctuaires. Comme aux pires moments de la Révolution culturelle. Le Tibet, j'en reviens, et comme jamais auparavant, j'ai cette détestable impression de déjà-vu dans les pays de l'excamp socialiste. Peut-être ces caméras vidéo en évidence dans les salles du Potala, sur les toits environnant la grande place devant le sanctua
ire du jokhang, ces marches militaires incongrues dans ces lieux de recueillement et, derrière les murs coiffés de barbelés, ces gémissements de détenus. Lhassa, naguère - il y a douze ans - ville sacrée, est méconnaissable et sinisée, ses grandes artères bordées d'échoppes, de karaoké, de bordels et de gargotes, tandis que les quartiers tibétains reculent devant les bulldozers. A l'abri des regards indiscrets, un pays et un peuple sont à l'agonie. Silence dans les écoles, on enseigne les idéogrammes au détriment de l'alphabet tibétain! Au terme de longues semaines de cours, on exige des rééduquées qu'ils signent une déclaration en cinq points, abjurant le dalaï-lama comme chef spirituel et reconnaissant que le Tibet appartient à la Chine... Et quand le leader exilé plaide, ici ou là, la cause de son peuple, on insiste lourdement sur le caractère religieux de sa visite afin de ne pas déplaire à Pékin. C'est aujourd'hui le cas à Paris. Les europarlementaires l'ont reçu la semaine dernière à Strasbourg avec de
s égards qui ont déplu à Pékin. Ce qui n'a pas empêché le dalaï-lama de réitérer sa volonté d'ouvrir enfin un dialogue réclamé depuis longtemps pour tenter de trouver une solution négociée. Son discours à Strasbourg était clair: L'érosion et la destruction de institutions et des traditions culturelles et religieuses joutées à l'arrivée massive de Chinois équivalent à un génocide.(...) Fondamentalement, la question du Tibet est de nature politique. C'est une question de domination coloniale. (... ) Cette question ne trouvera sa solution que par la négociation et non pas, comme le désirerait la Chine, par la force, l'intimidation et le transfert de population. Au nom d'intérêts mercantiles, on sacrifie un pays et un peuple sur l'autel d'une politique régie par l'hypocrisie. Après l'invasionde 1949, la mainmise militaire et la sinisation par les colons dans les fourgons de l'armée, on cède aux menaces, et l'on détourne pudiquement le regard d'un pays occupé où une nouvelle solution finale est en cours. La semai
ne dernière, le président Jacques Chirac affirmait haut et clair: Dès à présent, il faut que s'arrête la colonisation dont la poursuite pèse gravement sur les chances d'une coexistence harmonieuse. Les destructions de maisons, les expulsions, la construction et l'usage de routes réservées doivent cesser. C'était à Rarnallah, à l'adresse des Israéliens et des Palestiniens. Tiendra-t-il le même langage à ses hôtes chinois au sujet du Tibet occupé, quand il sera reçu en mai 1997 à Pékin? En, tout cas, le dalaï-lama en appelle sans se lasser à l'appui de gouvernements démocratiques pour épauler sa démarche. Demain, il sera trop tard: ni fleurs ni couronnes n'effaceront la complicité du laisser-faire.
* Ecrivain, auteur, entre autres, de Le seigneur du Lotus blanc. Le dalaï-lama. (Lieu commun et Poche), L'An prochain à Lhassa, Balland, et 1949 1959: La Chine envahit le Tibet. Complexe.