LES TRIBULATIONS DU DISSIDENT WANG XIZHE
par Francis Deron
Le Monde samedi 2 novembre 1996
CES gens-là ont le front d'espérer susciter en Chine une affaire comme à Budapest en 1956. L'accusation, qui était portée en 1974 par un suppôt de l'idéologie au pouvoir contre un groupe de contestataires dont l'influence souterraine se fait encore sentir aujourd'hui, reflétait à la fois le retentissement de l'insurrection hongroise en Chine, et l'importance du groupe dont un membre, Wang Xizhe, vient à nouveau de faire parler de lui. L'homme, qui a pu gagner les Etats-Unis via Hongkong pour échapper à nouveau à la prison, n'est pas un dissident ordinaire.
De quelque manière qu'il affronte l'épreuve de l'exil, on devra se souvenir qu'il témoigne d'une chronologie non officielle, et prouve que l'exigence démocratique a précédé, et non suivi, le décollage économique du pays. Le contraire de la thèse chère à Deng Xiaoping, qui dit que si l'on ouvre les fenêtres, il ne faut pas s'étonner qu'entrent des moustiques. Les moustiques -les Wang Xizhe étaient déjà dans la place avant l'ouverture du régime. Au reste, au cas où on aurait eu des doutes sur la détermination du personnage à continuer de tarauder les pouvoirs, M. Wang a annoncé, dès son arrivée en Californie, qu'il souhaitait adhérer au Kuomintang, le parti gouvernemental à Taïwan, avant d'aider à une éventuelle réunification de la Chine. Le Parti communiste, a-t-il ajouté, n'a aucun titre pour procéder lui-même à la réunification.Le gouvernement de Taïpei, tout en faisant bonne figure, ne semble guère moins embarrassé que celui de Pékin. En 1973, il fallait un grand courage pour dénoncer en public les crimes
commis contre le peuple chinois sous Mao Zedong. Et encore plus pour proposer une réforme inacceptable pour le régime - à savoir que les membres de la caste au pouvoir puissent être révoqués quand ils avaient failli.
Certes, la protestation venait de Canton, capitale méridionale, sensible aux sirènes bourgeoises de l'enclave coloniale britannique de Hongkong. Certes, les indociles appartenaient à une province dirigée par Zhao Ziyang, qui tolérait de timides expressions d'indépendance à l'égard de l'idéologie officielle. mais l'heure n'était pas encore à la contestation ouverte. Comme le dissident Wei Jingsheng, aujourd'hui à nouveau en prison, Wang incarne - depuis un quart de siècle - l'aspiration des Chinois à une société plus juste. Le texte qu'il avait élaboré en plusieurs phases, entre 1973 et 1974, avec la complicité de deux autres jeunes gens, Li Zhengtian et Chen Yiytian, allait aussi loin qu'il était possible à l'époque. il glorifiait certaines idées de Mao et de la révolution culturelle; il feignait d'y voir un mouvement d'émancipation. Mais il ne s'embarrassait guère d'idéologie et s'en prenait violemment au culte ahurissant dont Mao était l'objet. Enfin, il avançait l'idée que le socialisme devait être soumis
à un système légal. L'insolence du texte, signé Li Yizhe, pseudonyme formé d'un caractère de chacun des noms des trois auteurs, qu'un petit effort d'orthodoxie ne suffisait pas à masquer pour le rendre acceptable, devintaussitôt célèbre. Les autorités auxquelles il avait été soumis n'avaient pu cacher leur embarras et, à l'automne 1974, les auteurs avaient rassemblé une foule considérable autour de soixante-dix-sept affiches collées sur un mur de l'avenue de Pékin à Canton. Ils étaient conscients de servir une manoeuvre politique au sommet car l'Assemblée nationale populaire devait bientôt se réunir et, à cette occasion, les modérés de la direction du pays - regroupés autour de Zhou Enlai, qui n'était pourtant pas un saint - allait s'efforcer de marginaliser leurs
concurrents le plus radicaux. Si évoquer Budapest est abusif dans la mesure où le texte récuse la violence, son analyse est juste sur la remise en cause de l'absolutisme communiste. En 1956, le pouvoir chinois, tenté de manifester une certaine indépendance envers Moscou, ne s'était pas pressé de se ranger du côté de la répression en Hongrie. Immédiatement après, Mao, avait lancé sa campagne des Cent Fleurs, exhortant les intellectuels à critiquer le système - peut-être dans l'idée que démontrerait à Khrouchtchev la supériorité du socialisme chinois. Le Grand Timonier ne disait-il pas, dès cette époque, en privé à son médecin, qu'il avait plus de respect pour les Américain que pour les Russes? Ce qui n'empêche pas que, bientôt, une sévère reprise en main envoya un demi-million de droitistes dans les camps de travail. Les Chinois s'insultaient alors en se traitant d'Imre Nagy. Deux décennies plus tard, en 1974, la Chine n'avait toujours pas calmé sa fièvre de répression et les Li Yizhe prirent le chemin de la
prison. C'étaient anciens gardes rouges, qui avaient déjà connu, comme des millions d'autres, l'univers pénitentiaire et qui avaient été assez naïfs, dans les années 60, pour croire aux propos apparemment libertaires du Grand Timonier. Il suffit d'un retour de manivelle pour qu'on les expédie dans des classes d'instruction en pensée Mao Zedong où on les pressa d'approfondir leurs connaissances en matière d'idéologie. Ont-il regretté cette période ? Ils diront plus tard qu'il fallait en passer par cette expérience-là.
PUBLIÉ à Hongkong, le manifeste de Li Yizhe, qui développe une thèse subversive en faveur d'un Etat de droit, servit de base de réflexion à de nombreux futurs dissidents en Chine où U circulait sous le manteau. En avril 1976, le mouvement qui agite Pékin, alors que Mao est encore en vie, est soutenu par des opposants qui connaissent le manifeste. Mao meurt le 9 septembre et, peu après, ce premier texte contestataire est publié à Paris, où on ne croit pas qu'il existe une opposition en Chine, sous le titre Chinois, si vous saviez... Les Li Yizhe commencent à faire figure de pionniers. La section française du Pen Club se saisit de leur cas. Jacques Chirac, qui se rend, en 1978, en qualité de maire de Paris dans une Chine en pleine transition de l'ère Mao à l'ère Deng Xiaoping, réclame discrètement leur élargissement. Aucun autre homme politique n'a encore effectué auprès du régime communiste chinois pareille démarche. Pékin est plutôt habitué à ce qu'on lui renvoie ses dissidents, comme cela s'est produit en F
rance quelques années auparavant. M. Chirac n'a jamais fait écho en public de cette intervention, qui passerait aujourd'hui pour une ingérence intolérable dans les affaires d'un pays souverain. Il n'empêche que les Li Yizhe furent libérés peu après, ce qui valut au Monde cette désarmante déclaration : Transmettez nos remerciements à Jacques Chirac, digne héritier de l'esprit de la Commune de Paris. Mais la diplomatie secrète ne l'étant pas pour tout le monde, de leur côté, les autoritéschinoises leur avaient fait savoir que Jacques Chirac était intervenu en leur faveur. A l'époque, demander de rencontrer le groupe dissident, même partiellement réhabilité par le régime, posait un problème aux guides officiels de Canton, dont les journalistes étrangers ne pouvait se passer. Ils tremblaient à l'idée des risques qu'ils couraient. Les trois dissidents se ressemblaient moins qu'on ne l'imaginait. Le plus célèbre, Il Zhengtian, étudiant aux Beaux-Arts, compensait par son intelligence un certain manque de charisme.
Le second, Chen Yiyuan, paraissait plutôt effacé. Seul Wang Xizhe, grand gaillard aux sourcils broussailleux, montrait une détermination évidente. Wang se disait alors ouvrier, ce qu'il était, certes, mais de fraîche date. C'était surtout une façon de reprendre la revendication politique: la classe ouvrière maîtresse du pays. En bons mousquetaires, les trois dissidents étaient quatre: ils étaient accompagnés du cadre de la radio officielle qui leur avait servi d'agent de liaison avec les autorités, lors de la rédaction de leur manifeste initial. A priori, les trublions ne ressemblaient donc pas à de la graine d'insurgé. Le vocabulaire toléré à l'époque, surtout pour d'anciens prisonniers politiques, se devait d'être mesuré. Ils parlaient encore de dictature authentique du prolétariat, même si la négation de cette dictature pointait sous l'insistance quels mettaient à rajouter le mot démocratique. Après leur libération les membres du groupe se dispersèrent et un seul, Wang Xizhe, poursuivit l'action. Il s'imp
liqua dans le mouvement en ébullition autour du mur de la démocratie, éphémère manifestation de contestation à Pékin, durant l'hiver 1978-1979. On y retrouva placardé le texte du manifeste de Li Yizhe, confirmation d'une continuité de l'esprit revendicatif. Puis Wang fonda un groupe de réflexion, qui publia pendant quelques mois un Bulletin d'Etude tout aussi peu officiel. Quand sonna l'heure, qui finit toujours par sonner en Chine, de la répression, ce qui devait arriver à Wang arriva: arrêté en avril 1981, ü fut condamné à quatorze ans de détention pour avoir constitué un groupe contre-révolutionnaire diffusant une propagande de même nature. La sentence est intéressante car, auparavant, Wei Jingsheng - avec lequel Wang, qui avait conservé des références marxistes, n'était pas d'accord - avait été condamné à quinze ans de détention pour avoir distribué la même propagande et trahi des secrets d'Etat. La condamnation de Wang Xizhe apporte donc la preuve qu'il est impardonnable de vouloir donner la parole au p
euple. Quatorze ans pour le crime de contre-révolution. Un an seulement pour la trahison.
Wang sera libéré en 1993, deux ans avant le terme de sa peine après avoir trimé pendant douze ans dans un des établissements pénitentiaires de la province du Guangdong qui est à la fois la plus ouverte au capitalisme étranger et celle où l'on compte le plus grand nombre de camps de travaux forcés. Wang libre, en dépit de l'interdiction qui le frappe de prendre la parole en public, renoue, dans le Guangdong, avec ses activités de franc-tireur du commentaire politique et de la critique sociale, fidèle en cela à la tradition d'insubordination de cette région de Chine qui souvent servit de base arrière aux indésirables, et bien avant l'installation des communistes au pouvoir. Le dissident historique accorde de nombreux entretiens à des journalistes, en particulier à ceux de Hongkong, et pétitionne auprès des autorités de Pékin pour obtenir la levée de la surveillance policière dont il fait l'objet, ce qui lui vaut unemise en détention, en juin 1996. Il sera relâché presque aussitôt. Si plusieurs tentatives malhe
ureuses dans le commerce ont, entre-temps, absorbé un peu de son énergie, Wang a, chaque fois, retrouvé la force qui lui faisait refuser de quitter la Chine: il faut, disait-il, que demeurent dans leur pays ceux qui souhaitent faire avancer les choses. La menace qui pesait à nouveau sur lui soulignait à quel point la question ouverte par le manifeste Li Yizhe voici plus de vingt ans reste d'actualité en Chine. Au moment même où Wang Xizhe s'engageait dans la filière d'exfiltration tolérée vers Hongkong et l'Occident, le régime organisait à Pékin une réunion doctrinale consacrée à réaffirmer la prééminence du politique sur le droit, preuve que la réforme du système n'est plus vraiment à l'ordre du jour.
Et c'est bien l'arbitraire qui, encore une fois, a caractérisé les circonstances du départ de Wang. Il venait de cosigner avec un intellectuel de Pékin, Liu Xiaobo, un texte appelant le nouveau chef du régime, Jiang Zemin, à desserrer les verrous politiques, tant au Tibet qu'en Chine proprement dite. interpellé, Liu Xiaobo fut envoyé pour trois ans en camp de travail, sans jugement, Le régime lui était pourtant redevable de lui avoir, en 1989, sauvé une partie de la mise, lors de la nuit sanglante du 3 au 4 juin 1989. Le critique littéraire était de ceux qui avaient convaincu étudiants et manifestants se trouvant encore sur la place Tiananmen d'évacuer les lieux avant l'arrivée des chars plutôt que d'y mourir en martyrs. Quant à Wang Xizhe, il était laissé en liberté pour quelques jours: le temps qu'il comprenne qu'il n'y avait pas de place pour lui en Chine pour le moment. Toutefois, le départ pour l'exil n'est peut-être pas un échec pour Wang Xizhe. Le manifeste de Li Yizhe, en 1974, comportait notamment c
et avertissement au pouvoir: Depuis l'antiquité, il y eut toujours des hommes pour parier haut sans craindre de se faire couper la tête. Puis, par référence au plus célèbre penseur chinois moderne : Lu Xun est de ceux-là. Mais Lu Xun pouvait aller publier ses écrits chez des amis japonais, Alors que, de nos jours, ceux qui sont forts de l'esprit des Cinq Courages, où pourraient-ils aller les publier ? Pékin estime que personne n'a l'envergure de tenir ce rôle à l'étranger. Wang Xizhe n'est certes pas Lu Xun. Mais l'expulsion des dissidents déguisée en départ peut devenir un jeu dangereux pour un pouvoir sans doute moins fort qu'il ne cherche à le montrer.