POUR WEI ET POUR LE TIBET
Par Jean Malaurie*
Le Monde Diplomatique, décembre 1996
VOICI bientôt quarante ans que je m'interroge sur la civilisation des Esquimaux. J'ai appris à connaître leur anarcho-communalisme; mais ce qui m'a surtout inspiré, c'est leur vision verticale du monde, leur croyance viscérale dans la réincarnation. En écoutant ces nomades des glaces, dans leurs légendes millénaires, je croyais réentendre les présocratiques qui, comme Héraclite, voient l'homme comme une parcelle de la nature, et ont construit, au fil des siècles, une société à son image, éclairée par une flamme, énergie cosmique, objet d'une immense vénération. Les Esquimaux du Groenland, du Canada et de l'Alaska sont originaires de l'Asie. Il suffit de regarder leurs yeux bridés, de voir leurs gestuelles pour reconnaître des hommes qui, il y a plus de dix mille ans, sont venus, comme tous les Amérindiens, de la Sibérie centrale, un des berceaux de l'humanité, si proche de la Chine. André Malraux rappelait que le fait de dire non avec les mains nues est une des choses qui agissent le plus mystérieusement et
le plus profondément sur le coeur des hommes. Wei Jingsheng, le plus célèbre dissident chinois, est de ces héros qui, de temps à autre, surgissent des profondeurs de l'histoire pour rappeler que la loi des lois, c'est la liberté et le respect des nations et de leurs cultures. Pour avoir osé réclamer la démocratie en Chine, Wei Jingsheng a déjà fait quatorze ans et demi de camp de concentration. Il a été condamné en 1995 à quatorze années supplémentaires de détention pour avoir, à nouveau, affirmé les droits imprescriptibles de la liberté démocratique (1). Que la Chine, patrie de Confucius, y prenne garde ! Elle va vers les plus grands malheurs si elle continue à interdire la liberté de penser et de croire. Wei Jingsheng n'a pas hésité, bien qu'en prison, à écrire en octobre 1996 une longue lettre à M. Deng Xiaoping, protestant contre la politique de Pékin à l'égard du Tibet, nation indépendante, occupée par l'armée chinoise et bafouée quotidiennement dans sa foi bouddhiste qui la fonde en tant qu'Etat. Les 6
millions de Tibétains sont menacés de mort physiques. Plus de 1 million ont déjà été exterminés, et les femmes sont stérilisées ou avortées de force, les infanticides encouragés. 135 000 Tibétains ont fui leur patrie et se sont réfugiés à l'étranger. La population tibétaine se voit imposer comme langue officielle le mandarin. Une colonisation systématique se développe: 6 millions de Tibétains face à 7 millions de colons chinois. Les temples et les monastères, les archives sont détruits. Qui s'avance vers Lhassa découvre avec horreur les ruines de monastères brûlés avec leurs bibliothèques et leurs trésors. Le peuple tibétain, physiquement et culturellement, est menacé de disparition parce que le peuple Han a toujours voulu ignorer les minorités. Pékin utilise les montagnes du Tibet pour y fabriquer ses armes atomiques et y stocker ses déchets nucléaires. La déforestation systématique de l'Himalaya met en danger le système écologique de notre planète. En 1959, l'ONU a voté une résolution demandant à la Chine
de respecter les droits du Tibet. Le 13 juillet 1995, le Parlementeuropéen a adopté une résolution qui déclare illégales l'invasion et l'occupation du Tibet par l'armée chinoise. Nous avons trop d'admiration pour la pensée chinoise millénaire pour ne pas demander la libération immédiate de Wei Jingsheng. La Chine se doit d'honorer sa signature de la Charte des droits de l'homme et de celles des Nations unies et de l'Unesco.
(1) Sur le combat de Wei Jingsheng, lire Noël Mamère et Marie Holzman, Chine,
on ne bâillonne pas la lumière, Ramnsay, Paris, 1996, 369 p.
* Directeur des études arctiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et directeur de recherches émérite au CNRS, Paris ; a fondé et dirige la coupon Terre humaine aux éditions Plon, Paris ; auteur, entre autres, des Derniers Rois de Thulé, Plon, Paris.