QUAND DISNEY NE FAIT PAS RIRE LA CHINE
Par Philippe PAQUET
La Libre Belgique, lundi 16 décembre 1996
A l'heure où Disney sort Le bossu de Notre-Dame, c'est un scénario pour le mains... boiteux qui retient l'attention de l'entreprise et, dans la foulée, de toute l'industrie cinématographique américaine. Un scénario, dont l'idée revient au numéro deux de Disney, aujourd'hui démissionnaire, Michael Ovitz, et qui pourrait ruiner le rêve le plus fou de la puissante compagnie : conquérir le fabuleux marché chinois. Michael Ovitz a multiplié, au cours des derniers mois, les déplacements en Chine, où Disney espère diffuser ses dessins animés mais, plus encore, ouvrir ses célèbres parcs d'amusement (le premier est prévu dans la région de Shanghai). Il s'en est même entretenu avec le président Jiang Zemin et les autorités chinoises paraissaient favorables à un projet qui, outre ses retombées mutuellement lucratives, serait de nature, selon elles, à promouvoir la compréhension entre les deux pays. Jusqu'à ce que Pékin entende parier de Kundun... La compagnie Walt Disney et Martin Scorsese sont liés, depuis plusieurs a
nnées, par un contrat qui impose au second la réalisation, pour le compte de la première, de films signés mais grand public. Le dernier en date, approuvé personnellement par Michael Ovitz, s'intitule Kundun. Il retracera la vie haute en couleur du XIVe Dalaï Lama, chef temporel et spirituel du Tibet exilé en Inde depuis 1959. Prix Nobel de la Paix 1989, le Dieu vivant est également, pour le malheur de Disney, l'ennemi juré de Pékin, qui l'accuse de vouloir arracher le Tibet à -la mère-patrie chinoise... De là à bannir les investissements de la compagnie en Chine, il n'y a qu'un tout petit pas, que la direction communiste est toute disposée à franchir. Certes, il n'a jamais été envisagé de diffuser Kundun dans l'Empire du Milieu, mais que le public occidental puisse être exposé à une grossière déformation de l'histoire du Tibet, voire à une apologie du Dalaï Lama (Martin Scorsese porterait sur lui un jugement plutôt favorable ... ), suffit à déclencher l'ire de Pékin. Les pressions sur Disney sont telles qu'u
ne quarantaine de personnalités du cinéma américain (parmi lesquelles Paul Newman, Bernardo Bertolucci, Richard Gere, Oliver Stone et Barbara Streisand) ont publié une lettre de véhémente protestation à l'adresse des autorités chinoises. Pris en tenaille, Michael Ovitz ne pouvait décemment faire machine arrière et Disney a confirmé qu'elle distribuerait le film comme prévu. Malgré la démission expiatoire de M. Ovitz, annoncée jeudi, cette résolution risque de donner le signal d'un affrontement sino-américain à la fois politique, commercial et culturel, à l'heure même où, pour la première fois sous l'administration Clinton, les relations entre la Chine et les Etats-Unis enregistrent une nette amélioration, reflétée par la visite à Washington, la semaine dernière, du ministre chinois de la Défense, Chi Haotian. L'épreuve de force risque d'être d'autant plus dure que la dimension tibétaine du contentieux n'est peut-être qu'un prétexte commode, les déboires de Disneys'expliquant autant ou davantage par l'hostili
té viscérale de la frange conservatrice du Parti communiste (formée dans l'URSS de Staline) à l'égard de l'Amérique et de sa culture. Aussi l'issue qui sera finalement donnée au conflit, sera-t-elle une indication autant sur le degré d'ouverture que la Chine entend s'autoriser, que sur le rapport de forces au sommet de la hiérarchie pékinoise à l'approche du quinzième congrès qui réglera la succession du patriarche Deng Xiaoping.