LA CHINE, ATOUT OU DANGER?
Par Frédéric BOBIN
Le Monde, jeudi 26 décembre 1996
LA CHINE intrigue, fascine, irrite et, parfois, fait peur. Elle sera la grande affaire du prochain siècle et l'on ne compte plus déjà les ouvrages, colloques, conférences, à travers le monde, où experts et praticiens auscultent le moindre toussotement de ce géant en devenir. La Chine pose un problème évident à l'occident, qui ne sait s'il faut la traiter en atout ou en danger, s'il faut l'engager ou la contenir. Partenaire ou adversaire? Coopération ou conflit? Les occidentaux manquent aujourd'hui d'une image nette de la Chine, d'une représentation sûre qu'ils puissent caser dans les rayons de leur imaginaire. Autant l'émergence de la Russie communiste avait produit le cliché du bolchevik armé d'un couteau entre les dents, autant l'avènement de la Chine néocapitaliste, cet autre grand basculement géopolitique du siècle, n'accouche d'aucun stéréotype indiscuté. L'avenir chinois aura-t-il le visage du bourgeois spéculateur de Shanghaï ou de l'officier de l'armée populaire de libération (APL) réglant ses missil
es du détroit de Formose ? A moins qu'il n'offre ces deux visages à la fois, car le bourgeois peut fort bien rêver de Grande Chine tout comme l'officier jouer en Bourse. La conférence qui s'est tenue à la mi-décembre près de Londres, à Wilton Park, vénérable institution britannique liée au Fo-reign office, sur le thème Chine, friction ou coopération, aura été éminemment instructive sur cette confusion des esprits. La réflexion prospective sur la Chine avoue aujourd'hui une inmense circonspection, aveu d'humilité dont on ne se plaindra d'ailleurs pas en songeant aux gloses insensées dfi y a encore vingt ans. Les Chinois s'agacent souvent de ce regard occidental perplexe et inquiet qu'ils attribuent à l'hostilité non-dite if un monde détrôné dans sa suprématie. A en croire la parole officielle, point n'est besoin de s'alarmer. La Chine, ont martelé les officiels chinois invités à Wilton Park, est résolument engagée sur la voie de la modernisation, cette vieille ambition contrariée d'un empire qui s'était naguè
re anémié à s'être trop pensé au milieu du monde. L'entreprise prendra des décennies et le pays, précise-ton, ne pourra prétendre au statut de puissance avant la moitié du siècle prochain. Surtout, il n'y aura pas lieu de le redouter car Pékin n'a pas de tradition expansionniste et sa stratégie militaire est purement défensive. Alors, pourquoi cette lancinant appréhension de la Chine émergente? Pour deux raisons essentielles. D'abord parce que les contradictions intérieures à régler sont gigantesques. Les tensions nourries par le creusement des inégalités (65 millions de pauvres), les migrations internes (une population flottante de 100 millions de personnes) et les nuisances écologiques - fléau extrêmement préoccupant - recèlent un fort potentiel d'instabilité. Dans un tel contexte la question de l'efficacité de l'Etat devient primordiale. Prompt à bâillonner les dissidents, le centre sera-t-il en mesure de brider les inclinations autonomistes de provinces côtières dopées par la politique de réforme de Den
g Xiaoping ? Ces provinces recherchent la croissance à tout prixsans nullement se sentir liées à un intérêt national, souligne un économiste. Cette réémergence de la Chine bleue ne met pas seulement en cause la cohésion de l'ensemble de l'édifice, elle fait aussi peser une hypothèque sur la réussite de l'expérience de Hongkong qui rejoindra, en juillet 1997, le giron continental en vertu du principe un pays, deux systèmes. La tâche de Pékin s'annonce délicate. S'ils veulent préserver la réussite du territoire, les dirigeants chinois devront à la fois faire preuve de souplesse à J'égard des affaires hongkongaises et d'inflexibilité à l'égard des provinces voisines qui seront tentées de faire main basse sur cette enclave de prospérité. La culture monolithique du pouvoir central autorisera-t-elle un tel régime à double vitesse ? Au-delà se profile l'immense question de savoir si l'Etat conserve le contrôle réel de l'économie. Peu sophistiquée au stade actuel, celle-ci est plus une masse qu'une force et ne répon
d donc que faiblement aux sollicitations (fiscalité, taux d'intérêt) du pouvoir central. THIQUE DE SUBSTITUTION D'où la deuxième inquiétude: cet Etat érodé, atteint dans ses fonctions de contrôle d'une société civile s'affranchissant de sa tutelle, ne va-t-il pas être tenté de se relégitimer en durcissant son rapport au monde extérieur, selon une recette classique ? Cherchera-t-il son -salut dans la redécouverte du nationalisme, commode éthique de substitution au défunt marxisme-léninisme ? Réhabilitation de Confucius, célébration d'une culture plusieurs fois millénaire, rappel litanique des humiliations infligées naguère par l'occident (et le japon). les exemples de cette conversion idéologique ne manquent pas. Les officiels chinois présents à Wilton Park n'ont pas nié une telle évolution, mais se sont efforcés de la dédramatiser: Après la révolution culturelle, les jeunes générations ne croyaient plus en rien et se sont laissées happer par le matérialisme. Nous cherchons aujourd'hui à remplir ce vide grâc
e au patriotisme, et non au nationalisme, afin de maintenir la cohésion du pays. La preuve des intentions pacifiques de la Chine à l'égard de son voisinage n'est-elle d'ailleurs pas que l'Armée populaire de libération ne dispose d'aucune force de projection capable d 'intervenir sur un théâtre extérieur ? Pourtant, ces assurances ne convainquent que partiellement les capitales régionales. La crise du détroit de Formose au printemps a montré que Pékin n'avait nullement renoncé à l'usage de la force contre Taïwan. De même, ses prétentions en mer de Chine méridionale, notamment sur l'archipel des Spratleys, ne laissent pas d'inquiéter les pays de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN). Ceux-ci réagissent en prônant officiellement une politique d'engagement constructif à l'égard de leur grand voisin, ce qui ne les empêche nullement de recourir de facto à des réponses relevant de la stratégie d'endiguement (containment). RÉCHAUFFEMENT SINO-RUSSE Les relations avec la Russie et le japon restent aus
si lourdes de malentendus. Une commune aspiration à desserrer l'étau américain sur le monde de l'après-guerre froide vient certes de permettre un spectaculaire réchauffement sinorusse mais la question du devenir de la Sibérie, où certains résidents russes s'alarment du péril jaune, continuera de jouer un rôle d'irritant. A l'égard de Tokyo, Pékin n'en finit pas de mettre en accusation le passé militariste japonàis et le récent renforcement des liens de sécurité nippo-américains n'a fait qu'attiser, pour ne pas dire enflammer, les suspicions chinoises. Quant au rapport àl'Occident, il reste aussi foncièrement ambivalent. Le souci d'intégrer la Chine au système international pour mieux la pacifier est la ligne dominante. Les Européens l'ont toujours soutenue, et leur résolution est confortée par la quête affichée d'un monde multipolaire. Après bien des tergiversations, Washington y adhère à son tour, comme le montre la nouvelle souplesse de Bill Clinton sur la question de l'entrée de la Chine au sein de l'Orga
nisation mondiale du commerce (OMC). Mais la défiance persiste. L'aversion de Pékin à s'engager dans un système multilatéral de sécurité et sa propension quasi paranoïaque à dénoncer les prétendues ingérences extérieures, notamment sur le dossier des droits de l'homme (complot occidental), alimenteront encore longtemps les doutes sur la capacité des Chinois à se prier à un code de bonne conduite international. La schizophrénie à l'égard de la Chine risque fort de dominer les affaires du monde durant les prochaines décennies.