APRES HONGKONG, TAIWAN PROCHAIN OBJECTIF DE PEKIN
par Frédéric Bobin
Le Monde, mardi 22 avril 1997
CE N'EST PAS sans anxiété que Taïwan vit la perspective de la rétrocession de Hongkong à la Chine, attendue pour le 1er juillet. Après l'absorption de la colonie britannique, suivie de Macao la portugaise deux ans plus tard, l'île »rebelle restera le dernier affront à laver pour un régime chinois qui, en quête d'idéologie de substitution après la débâcle du maoïsme, a hissé la »réunification de la patrie au rang de cause sacrée. Et cette humiliation-là, le continent tient à l'effacer par dessus-tout. Voilà en effet près d'un demi-siècle que Taïwan nargue les ,communistes de Pékin: d'abord par le nationalisme chinois rival qu'il prétendait incarner, ensuite par son insolente réussite économique et, depuis une dizaine d'années, par son »séparatisme lancinant qui le propulse vers le grand large. Survivance d'un défi intérieur, celui lancé par Tchiang Kaï-chek après sa défaite de 1949, le cas taïwanais est probablement plus insupportable aux yeux de Pékin que l'humiliation coloniale infligée par Hongkong dont
le Parti communiste avait fini par s'accommoder. Taïwan d'abord, Hongkong ensuite: telle avait toujours été la hiérarchie des priorités à Pékin. Quand Deng Xiaoping a théorisé la formule ci'»un pays, deux systèmes , qui régira Hongkong après 1997, il songeait avant tout à Formose. Il faudra en fait toute l'insistance de Londres, pressée de lever les incertitudes hypothéquant les baux de son territoire, pour le contraindre à bousculer son agenda diplomatique. C'est dire que l'après-1997 marquera le retour à l'ordre naturel des choses: le combat prioritaire pour la récupération de Taïwan, conflit potentiel qui jette à tenue une ombre sur la sécurité de l'Asie de l'Est. La »crise des missiles d'il y a un an, si elle s'est heureusement dissipée, ne doit pas être prise à la légère. Elle signalait un coup de semonce et non un baroud d'honneur. Le paradoxe est que l'affaire hongkongaise, hier un handicap - car source d'un détournement d'énergie -, s'annonce à l'avenir comme un fantastique atout. En se rendant ma
ître de Hongkong, Pékin fait en effet disparaître une »zone tampon par laquelle transitaient des échanges économiques en pleine expansion entre l'île et le continent. Les deux pays se trouvent désormais nez à nez. L'établissement de relations directes semble à terme inévitable - bien que Taïpeh les proscrive toujours officiellement -, tant que le régime pékinois ne se sera pas démocratisé et n'aura pas renoncé à l'usage de la force. Le feu vert donné lundi 12 avril par Taïpeh à des armateurs continentaux pour assurer la liaison entre les deux rives du détroit n'est qu'une première étape. Si ces nouvelles liaisons ne sont pas »directes au plan strictement juridique - en raison de la fiction d'un transbordement offshore -, il est néanmoins clair que les Taïwanais se voient imposer contre leur gré une révision de la doctrine de leurs échanges avec le continent. Mais, au-delà des concessions sur les dogmes, il y a les multiples répercussions quotidiennes. Le transfert de souveraineté place en effet Pékin en P
osition d'empoisonner la vie du réseau de représentations taïwanaises à Hongkong. Au nom du principe de réciprocité, le continent risque ainsi de réclamer l'ouverture d'institutions hongkongaises à Formose (embryonnaires à ce jour), voire l'autorisation d'investissements hongkongais (inexistants), qui Pourrait inaugurer un pernicieux processus d'infiltration. jusque-là relativement préservée de ce danger, Taïwan va devoir affronter ces Prochaines années le risque de chevaux de Troie continentaux à l'harnachement hongkongais. Péril d'autant Plus délicat à conjurer que l'île veut se mettre au diapason de la déréglementation mondiale. A cela s'ajoute l'intensification du harcèlement diplomatique. Pékin devrait user de sa nouvelle carte hongkongaise Pour intimider les Etats »clients de Taïwan -réduits au nombre d'une trentaine - dans l'espoir de les convaincre de changer d'allégeance. Les consulats à Hongkong de Pays d'Amérique latine comme le Paraguay ou Panama sont déjà sous Pression. Ces grandes manoeuvres s
urviennent à un moment critique O la diplomatie taïwanaise vient d'essuyer de graves revers, dont le Plus spectaculaire est la défection de l'Afrique du Sud. Ironie amère, Taïpeh recule aujourd'hui sur son propre terrain, celui de la »check diplomatie (diplomatie du carnet de chèques), Pékin (autour de 100 milliards de dollars) excèdent désormais les siennes. Et l'écart se creusera avec la récupération des 60 milliards de dollars de Hongkong. La »puissance de feu financière de la Chine est aujourd'hui une arme redoutable, le paradoxe étant que les surplus commerciaux du continent sont en partie alimentés par des entreprises taïwanaises délocalisées. STRATEGIE DE RECONQUETE Mais ces affaires de gros sous ne sont qu'un aspect d'une stratégie de reconquête qui reste foncièrement Politique. Le plus embarrassant pour l'île serait en effet le succès à Hongkong de la formule »un Pays, deux systèmes , qui fournirait à Pékin un argument de propagande idéal Pour légitimer ses Prétentions sur Taïwan auprès des
capitales régionales et occidentales. Au premier rang de celles-ci figure bien sûr Washington, que le régime chinois cherche à séduire après voir compris, depuis la crise de 1996, qu'il était le Principal obstacle sur le chemin de ]'»île rebelle . A Taïpeh, on voit bien poindre le danger. On s'efforce d'y parer en affinant un contre-argument: la formule »un pays deux systèmes n'est pas extensible à Taïwan pour la simple raison que la Population n'en veut pas. A la différence de la colonie britannique, insiste-t-on, Taïwan est riche d'une forte identité politique mêlant expérience démocratique et affirmation identitaire, qui rend illusoire tout emprunt mécanique aux recettes hongkongaises. Il reste néanmoins à savoir si les Taïwanais sont réellement armés Puisque les réserves en devises de pour contrer la menace qui se profile. On est en effet un peu surpris par l'insouciance ambiante à Taïpeh où chacun feint de croire que la convergence des intérêts économiques finira par apaiser le continent. L'EFFET DES
DELOCALISATIONS En Vérité, Taïwan n'a pas d'autre option que de se forcer à un optimisme de façade tant la montée en Puissance de la Chine semble grignoter inexorablement sa marge de manoeuvre. Taïpeh l'admet implicitement en révisant à la baisse ses ambitions diplomatiques: l'objectif est désormais moins le retour aux Nations unies que la sauvegarde d'une forme d'existence internationale à travers une diplomatie informelle (réseaux non étatiques) active. Dédaigné par un Occident cyniquement pressé de courtiser Pékin, l'île voit en outre ses capacités de résistance intérieures érodées par sa dépendance économique croissante à l'égard du continent. A l'instar de ce qui s'est passé à Hongkong, les délocalisations massives en Chine Ont Permis de réoxygéner un modèle de croissance qui tendait à s'essouffler. Du coup, toute crise politique se paye économiquement au prix fort. Les turbulences du début 1996, qui sont à l'origine d'un tassement de croissance insulaire, l'ont bien montré. Cette facture pèse aujou
rd'hui sur le moral de milieux d'affaires locaux qui militent pour un apaisement à l'égard de Pékin. Les clameurs de la crise du début 1996 étaient à peine retombées que ces derniers ont réactivé des choix d'investissements - de plus en plus lourds - en faisant fi des appels à la prudence lancés par les autorités. Le régime chinois ne se prive évidemment pas de jouer cette carte-là en flattant ostensiblement les industriels locaux susceptibles de jouer le rôle de »cinquième colonne . Hier l'apanage du groupe des continentaux »exilés désireux de ranimer la flamme de la réunification, la politique de conciliation à l'égard de Pékin est aujourd'hui le fait des entrepreneurs de souche taïwanaise. Après la nostalgie des racines, c'est le prosaïsme des portefeuilles qui nourrit la force de rappel rabattant l'île dans le giron de la »Grande Chine . Aussi Peut-on légitimement se demander si le consensus national, vigoureux en Période d'affrontement avec Pékin, saura résister longtemps à l'Offensive désormais plus
subtile du régime communiste, qui cherche à enserrer l'île dans les mailles du filet de la dépendance des capitaux et, surtout, des esprits. La »hongkongisation d'un Taïwan satellisé est-elle une fatalité? Le jeu est encore largement ouvert, et ce d'autant que la digestion de la colonie britannique est une opération à très haut risque Ont Pékin ne sortira pas nécessairement indemne. Les Taïwanais en tirent argument pour affecter une certaine sérénité -ils sont après tout coutumiers de l'adversité mais ils ne cachent pas qu'ils sont parfois saisis par le doute au regard des nouvelles difficultés qui s'annoncent.