XINJIANG: LES HAN ET LES AUTRES
par Caroline Puel
Libération, mardi 13 mai 1997
A quel prix se fera le développement économique du Xinjiang?
Abdel, le marchand de tissu du bazar de Turfan, se penche sur son comptoir pour vérifier qu'aucune oreille indiscrète ne traîne, et résume la situation d'un geste explicite. »Tout le monde vous dira que les choses se passent bien , explique cet homme au faciès européen, qui parle plus couramment turc que chinois. »Mais, dans le fond, ajoute-t-il, les Ouïghours sont très mécontents. Les Han sont de plus en plus nombreux. Ils prennent tous les bons emplois. Les problèmes sont inévitables ... A l'extérieur, dans la ruelle défoncée, deux gamins jouent au cerceau. L'un est blond l'autre rouquin. Le quartier est animé par la clameur confuse du bazar, qui résonne dans le grand marché couvert. Un vieil homme à la longue barbe blanche, portant un turban immaculé, vend des épices. Des bouchers découpent des quartiers de mouton, face aux étals de galettes de pain. Du minaret de la mosquée voisine retentit l'appel à la prière du muezzin... Pas de mélanges. C'est l' Orient,et c'est aussi la Chine. Oasis déconcertantes, a
ux limites des sables rouges d'Asie centrale. A Turfan, les lourds camions verts des compagnies de transport chinoises croisent des carrioles tirées par des ânes, conduites par des enfants à la peau blanche et aux yeux clairs. De l'autre côté de la montagne où les Chinois creusent une autoroute, les gardiens de moutons ouïghours regardent tomber la neige fondue. De son bureau d'Urumqi, le président de la »Région autonome , Abdulahat Abdurixit, un Ouïghour, se veut rassurant: »La bonne entente et l'unité entre Han et minorités ne seront pas brisées. La plu part des minorités ont profité des progrès du développement. Le peuple ne soutient pas cette poignée de séparatistes. Nous contrôlons la situation. Ce n'est pas un climat de tension armée qui frappe dans ces régions du nord-est du Xinjiang (les autorités iront pas autorisé les journalistes à se rendre au Sud-ouest, près de Kashgar, ou les rumeurs font état d'une plus forte emprise des séparatistes, ni à Yining, théâtre des affrontements de février entre Ha
n et Ouïghours, ndlr), mais plutôt le malaise provenant de l'exclusion économique et culturelle des »minorités . Sur le plan démographique, l'équilibre entre les »minorités ethniques et les Han est en train de se renverser. Les mariages mixtes sont rares. Les deux populations se côtoient mais ne se mélangent guère. En ce dimanche de mai sur la place centrale d'Urumqi, des milliers de Han se sont rassemblés pour des séances collectives de gymnastique. Le seul représentant d'une »Minorité à la ronde est une femme qui balaie la place, foulard islamique noué sous le menton, les yeux baissés. L'exclusion commence au niveau linguistique. 70 à 80% des »minorités vivent dans les campagnes et ne disposent pas d'enseignement en chinois. »Or la maîtrise parfaite de cette langue est indispensable pour trouver un bon emploi , reconnaît une institutrice chinoise. De leur côté, ce n'est qu'en mars, après les attentats d'Urumqi, que les autorités ont lancé une directive imposant aux membres Han de l'administration d'appr
endre »cinq cents phrases essentielles de ouïghour . Renouveau islamique. Les problèmes sont renforcés par la spécificité de l'économie du Xinjiang. Deux groupes contrôlent près de 40% de la production industrielle de la province. La »Corporation de production et de construction , fondée par l'armée chinoise, reconnaît employer plus de 80% de Han. Dans le secteur pétrolier, les représentants des minorités sont quasiment invisibles. Sur ce terreau de frustrations se greffe, depuis peu, un renouveau islamique. Devant l'entrée du bazar de Turfan, trois jeunes femmes ouighours arborent voile et robes épaisses qui ne laissent apparaître que leurs mains. Au printemps 1996, expliquent-elles, les »imams ont lancé des appels dans les mosquées, incitant les musulmans à respecter davantage la loi islamique. »Après les attentats de février et les vagues de répression, beaucoup de musulmans ont pris peur et sont revenus aux vêtements occidentaux, que portent aussi les Han. Mais nous avons décidé de conserver ces vêtemen
ts, pour marquer notre différence. Puisque nous n'aimons pas les Han, c'est une manière de le montrer , explique l'une des trois femmes d'un ton déterminé. » Un parti islamique s'est développé au Xinjiang , reconnaît le président de la région. »Le parti d'Allah, apparu l'an dernier, regroupe quelques centaines de jeunes Ouïghours venus de tout le Xinjiang. Ils prennent part à des activités religieuses illégales visant à diviser la Chine. Mais nous les avons mis "hors d'état de nuire" , déclare Abdulhat Abdurixit. Pour l'instant, l'islam sunnite du Xinjiang est encore modéré. »Seuls 10% de Chiites, d'origine tadjik, dans la région de Kasghar, peuvent être considérés plus fondamentalistes , reconnaît l'imam Hassan, vice-président de l'Association islamique du Xinjiang. Mais un autre membre de l'école coranique d'Urumqi est plus prudent. »Nous sommes très inquiets, confie-t-il. La situation est mouvante, surtout dans la région de Kasghar. Les Ouïghours sont furieux à cause des différences de situation économiqu
e. Nous voulons la bonne entente entre les communautés. Tous le vendredis, nous prêchons la stabilité. Pékin sur ses gardes. Comment la chine parviendra-t-elle à gérer cette bombe à retardement? Sans aucun doute, les attentats et émeutes amorcés l'an dernier ont fait prendre conscience au gouvernement des risques. Une circulaire du comité central du Parti communiste, diffusée dans toutes les unités de travail du Xinjiang, incite désormais tous les cadres han à »veiller à la stabilité sociale et lutter contre le séparatisme . Mais les concepts n'ont guère de poids face à la logique économique qui anime aujourd'hui la Chine. Pékin est déterminé à conserver à tout prix sa lointaine province à l'heure où le seuil de rentabilité des gisements pétroliers de Mandchourie diminue et que les réserves récemment découvertes dans les déserts du Tarim laissent les experts rêver d'une »nouvelle Arabie Saoudite . L'augmentation du niveau d'éducation des minorités que souhaite le président de la région, pour autant qu'elle
se concrétise, ne portera guère de fruits avant une génération. Dans l'immédiat, l'engrenage dangereux de la colonisation han et de la marginalisation des minorités, provoquant frustrations, violence, durcissement religieux et volonté indépendantiste semble voué à se poursuivre. Avec aujourd'hui pour unique réponse la répression. Un geste de Pékin Pour la première fois depuis les émeutes et attentats indépendantistes de février à Yining et Urumqi, un petit groupe de journalistes français accrédités à Pékin, a été autorisé, après intervention de l'ambassade de France, à se rendre officiellement dans le Xinjiang, province fermée à la presse étrangère, à la veille de la visite en Chine de Jacques Chirac. En février, les émeutes de Yining ont fait 70 morts et trois attentats à la bombe dans un autobus à Urumqi 7 morts et 70 blessés. D'après les organisations ouïghours en plus d'une centaine de personnes auraient été exécutées à Yining et des miniers interrogées.