LES CLICHES DE HOLLYWOOD ET LE TIBET
Par Odon Vallet
Le Monde, 21 novembre 1997
ACTUELLEMENT, deux films nourrissent, aux EtatsUnis et en Europe, une polémique sur le Tibet: Sept ans au Tibet de jean-Jacques Annaud et Kundun de Martin Scorsese. Dans le long métrage d'Arnaud, le séduisant Brad Pitt, désigné, en 1995, »homme le plus sexy du monde par le magazine People, doit même évoluer dans un pays bouddhiste qui comptait, dans les années 40, cinq cent mille moines (le quart de la population masculine du pays) ayant fait voeu de chasteté, du moins avec les femmes. Le passé nazi de Harrer ayant été »révélé , en mai dernier, par le magazine allemand Stern, la polémique s'est déclenchée. Annaud fait-il un amalgame douteux entre alpinisme, nazisme et bouddhisme ? La conquête de l'Eiger avait été célébrée par le 111e Reich comme un »triomphe de la volonté et une preuve de la supériorité du régime. On peut plutôt y voir une victoire de la technique allemande et des crampons à pointes avant qui permettaient de progresser face à la pente alors que les alpinistes français devaient encore escal
ader la glace en se tordant les chevilles et en taillant des marches au piolet" Les rapports entre idéologie, technologie et théologie ne sont pas simples: contemporain d'Harrer, le docteur André Migot, vainqueur de l'éperon nord de l'aiguille du Chardonnet, devait consacrer un ouvrage remarqué au Bouddha (réédité aux éditions Complexe). Cet explorateur du Tibet concluait, en 1960, que bouddhisme et marxisme ne sont pas incompatibles et qu'en Chine le gouvernement communiste »n'a jamais entravé l'exercice du culte . De leurs aventures sur le Toit du monde, deux alpinistes ont pu tirer des conclusions politiquement opposées. On a reproché à Armand de mettre en scène un jeune nazi qui aurait été attiré par la recherche de la »patrie originelle des Aryens . Mais il n'est pas sûr que le sportif Harrer ait été passionné par les problèmes ethniques et linguistiques. Il est en revanche certain que l'hypothèse d'un aryanisme tibétain était doublement saugrenue: les différentes ethnies tibétaines sont fort éloignées
de la »race nordique chère aux nazis, tandis que le tibétain appartient au groupe sinotibétain très différent des langues indo-européennes. Par contre, Annaud a été mai inspiré de faire de l'aventure tibétaine d'Harrer une sorte de voyage initiatique ayant valeur de rédemption. Dans son livre, l'alpiniste se garde d'ailleurs bien d'un tel idéalisme et il ne manque pas une occasion de critiquer les défauts de la théocratie tibétaine, dénonçant sa xénophobie, sa »dictature cléricale et son passéisme anti-occidental qui lui faisait interdire l'automobile, les lunettes et le football. De plus, le cinéaste et ses collaborateurs auraient pu se renseigner sur le passé politique de leur héros qui était, en partie, déjà connu des montagnards. Dans Les Alpinistes (Arthaud, 1984), Yves Ballu rappelle la phrase fameuse de Harrer en 1938: »Nous avons escaladé son sommet [de l'Eiger] jusqu'à notre Führer ! Trente ans plus tard, les premiers Chinois au sommet de l'Everest affirmèrent aussi stupidement qu'ils devaient le
ur victoire à. la pensée du président Mao. La cause tibétaine mérite mieux que cette approche caricaturale de la »rédemption d'un jeune national-socialiste. Mais le Tibet est devenu le symbole d'une pureté apolitique, d'une innocence mystique qu'auraient perdue les Occidentaux en proie aux désillusions des idéologies et aux ravages de l'affairisme. Avec ses pics inaccessibles et ses neiges immaculées, le Tibet représente, dans notre imaginaire, l'ultime refuge de la transcendance qui réconcilie La Montagne magique de Thomas Mann et le film La Lumière bleue de Leni Riefenstahl. C'est la nouvelle Haute Terre sacrée de l'humanité: l'Oberland, où, en 1938, triomphait Harrer face au Moine (Mönch) et à la Vierge (Jungfrau), s'est transporté dans l'Himalaya. L'ascension de Chomolungma, nom tibétain de l'Everest et déesse mère du monde, est devenue l'objectif mythique que fut le mont Blanc au siècle dernier lorsque le futur Pape Pie XI y ouvrait, le 1er août 1890, une voie de descente dite des »Aiguilles grises et
que les sommets environnants se couvraient de statues de la Vierge. Le Tibet illustre l'ambiguïté du retour du religieux. D'un côté, son attachement à la foi des anciens jours donne à l'Occident la nostalgie d'une société où le sacré imprégnait la vie quotidienne: »L'Eglise lamaïste joue le rôle qu'avait chez nous l'Église au Moyen Age , écrivait Harrer avant l'invasion des troupes chinoises. En tournant Little Buddha, Bertolucci montrait un jeune Américain réincarnant un grand maître avec la gravité de jésus disant à Marie et à Joseph. »Ne savez-vous pas qu'il me faut être chez mon Père? La réincarnation, vue par Hollywood, est une mise en scène de l'Incarnation, le mystère en moins. Car le lamaïsme tibétain, riche en couleur, en musiques et en processions est la forme du bouddhisme la plus adaptée au cinéma et la plus proche des an-ciennes splendeurs de la liturgie catholique. Mais il permet aussi au public occidental de retrouver le goût du surnaturel tout en prenant ses distances avec un christianisme
souvent délaissé par les baptisés et caricaturé par les médias. Dans La Dernière Tentation du Christ, Scorsese tournait en dérision jésus, obsédé par le fantasme d'épouser Marie-Madeleine la prostituée. Dans Kundun (nom tibétain du dalaï-lama signifiant »présence ), il montre plus de bienveillance à l'égard de son héros, réincarnation du bodhisattva de la miséricorde qui peut symboliser l'immense be-soin de compassion et de spiritualité qu'éprouve un monde dominé par la compétition et l'inégalité. Comme Harrer aurait compris dans l'Himalaya le véritable sens de la svastika, ce symbole de la prospérité perverti par les nazis, les Occidentaux devraient, au contact du bouddhisme, retrouver la véritable signification du bonheur au lieu d'exporter en Asie leur modèle économique, générateur de crises. La démonstration serait toutefois plus convaincante si les cachets hollywoodiens (on parle de 10 millions de dollars pour Brad Pitt, soit le revenu annuel moyen de dix mille Népalais) ne venaient brouiller la démons
tration. Mais les bons sentiments du ci-néma américain ont au moins le mérite d'appeler l'attention sur le Peuple tibétain en butte aux terribles Persécutions du gouvernement chinois. Il est loin le temps O , dans Tïntin au Tïbet, Tchang, le jeune ami chinois du reporter, était recueilli et soigné Par des lamas. Désormais, les autorités de Pékin exploitent la rivalité ethnique entre Han et Tibétains et, si certains, parmi ces derniers, songent à prendre les aimes, le dalaï-lama juge plus sage de donner la préférence à la communication et son aval à ces deux films. Car le pouvoir médiatique s'oppose à la force militaire et la culture du Tibet, qui meurt sur son territoire, renaît sur la pellicule. Harrer l'avait déjà montré voici un demi-siècle, armé d'un vieux Leica; ses photos viennent d'être publiées dans Le Tibet perdu (La Martinière). En matière de »clichés , Hollywood n'est jamais en reste et sa stratégie de l'image, ce mandala de Propagande, permet au bouddhisme himalayen de s'implanter en Occident qua
nd il décline en Asie. Dans la partie géostratégique qui se joue entre Washington, Pékin et Lhassa, on peut dire, comme Péguy, que »tout commence par la mystique et tout finit par de la politique .