LE TRIBUNAL DE LA HAYE CHANGE DE STRATEGIE ENVERS LES CRIMINELS DE GUERRE
Le TPI tire les leçons de son incapacité à forcer les gouvernements serbe et croate à livrer les accusés.
par Rémy Ourdan
Le Monde, vendredi 4 juillet 1997
EN EX-YOUGOSLAVIE, la surprise a été totale. L'arrestation le 27 juin de l'ancien maire de Vukovar, Slavko Dokmanovic, accusé d'avoir participé aux atrocités commises après la conquête de la ville par l'an-née serbe, a été effectuée Par un commando non identifié de soldats occidentaux, sous l'égide d'enquêteurs du Tribunal pénal international (IPI) de La Haye. C'est la première fois que la communauté internationale mène ainsi une action offensive contre un homme suspecté de »crimes de guerre , rompant avec une volonté affichée de ne pas créer trop de remous dans un processus de paix déjà extrêmement fragile. C'est aussi la première fois qu'un acte d'accusation est maintenu secret jusqu'à la capture du suspect. Slavko Dokmanovic lui-même ignorait que les juges de La Haye l'avaient inculpé en mars 1996, et attendaient patiemment le moment propice pour l'arrêter. L'ancien maire de Vukovar est accusé d'avoir conduit, avec des officiers supérieurs de l'année serbe, la première vague de » purification ethnique q
u'a connue l'ex-Yougoslavie, en novembre 1991. Après la défaite des combattants croates et la chute de cette ville de Slavonie orientale, les Serbes se sont livrés à des massacres aujourd'hui avérés. Ils ont notamment exécuté 260 civiles non serbes (le personnel médical et les patients) capturés à l'hôpital de Vukovar. Les fouilles du charnier d'Ovcara par les enquêteurs du TPI Ont apporté, en 1996, les preuves irréfutables de l'élimination systématique de ces prisonniers désarmés. Trois officiers serbes, le colonel Mile Mrskic, le commandant Veselin Sljivancanin et le capitaine Miroslav Radic, ont déjà été inculpés pour cet épisode, et des mandats d'arrêt internationaux ont été émis à leur encontre. Ils bénéficient toutefois de la protection de la République fédérale de Yougoslavie (RFY) de Slobodan Milosevic, déterminé à ne livrer aucun inculpé serbe à la justice internationale. Slavko Dokmanovic, lui aussi réfugié en Serbie depuis que Vukovar est entrée en processus de » réintégration pacifique à la Cro
atie, vivait d'autant plus tranquillement qu'il ne figurait donc pas sur la liste des » criminels de guerre publiée par le TPI. Il n'était revenu à Vukovar, vendredi 27 juin, que pour participer à une réunion avec le chef de l'administration transitoire des Nations unies en Slavonie orientale (Atnuso), l'américain Jacques Klein. Accueilli à la frontière serbo-croate par une voiture de l'Atnuso, M. Dokmanovic a été rapidement appréhendé, avant son arrivée en ville, Par un commando d'hommes cagoulés. Le soir même, il dormait dans une cellule de la prison de Scheveningen, près de La Haye. PROCÉDURE INHABITUELLE Le procureur du Tribunal pénal international, Louise Arbour, a justifié cette procédure pour le moins inhabituelle Par un souci d'efficacité, et a annoncé son intention de préserver dorénavant la confidentialité des actes d'accusation. »Je suis déterminée à utiliser cette méthode aussi longtemps que je crois qu'elle sera la meilleure stratégie pour arrêter les suspects, a-t-elle prévenu. Le TPI tire l
es leçons de son incapacité à forcer les gouvernements serbe et croate à livrer les accusés de crimes de guerre. » Seul le gouvernement bosniaque a coopéré avec nous en livrant les inculpés musulmans que nous réclamions, indique un porte-parole du TPI, Christian Chartier. En revanche, nous devons constater l'obstruction de la RFY et de la Croatie. Lors de sa tournée dans les Balkans, début juin, le secrétaire d'Etat américain Madeleine Albright a lancé une mise en garde. »Ne vous y trompez pas, le prix sera payé pour les atrocités qui ont été commises ici. Tant qu'il ne le sera pas par ceux qui ont commis ces crimes, il sera payé par ceux qui les protègent , a-t-elle déclaré. Mme Albright a affirmé que l'arrestation des »criminels de guerre est »une priorité pour Washington, car leur impunité constitue »le principal obstacle à la consolidation de la paix. Si le TPI et son procureur changent soudainement de stratégie, ce n'est sans doute pas une initiative isolée. Le tribunal de La Haye, qui manque cruel
lement de moyens, est dépendant des occidentaux, artisans du processus de paix et dont les soldats servent la mission de l'OTAN en ex-Yougoslavie. Pour l'arrestation de Slavko Dokmanovic, le TPI » se félicite du concours de la communauté internationale, et de l'entier soutien de Jacques Klein à Vukovar . Si l'initiative de l'opération est revendiquée; par La Haye, le diplomate américain a forcément agi sur ordre de Washington. Par ailleurs, selon des informations recueillies par Le Monde, le commando était composé de soldats d'élite européens. »Nos gouvernements sont en train d'évoluer sur la question de l'impunité des criminels de guerre, qui contribue clairement à enrayer le processus de paix, commente un officier de l'OTAN. Les Américains ont accentué leur pression sur Radovan Karadzic à Pale, et son arrestation n'est plus à écarter. »Les documents internes de l'armée américaine insistent de plus en plus sur une nécessaire mise à l'écart des criminels de guerre, ceci afin d'accélérer le processus de pai
x. Il reste à déterminer quels moyens nous sommes prêts à utiliser , précise-t-il Au mois de mai, selon cet officier supérieur, deux tentatives d'arrêter l'ancien »Président des Serbes bosniaques auraient échoué. De sources diplomatiques, on conteste cependant ces informations en soulignant la volonté américaine de ne pas affronter directement les extrémistes serbes. Si la volonté &appréhender Radovan Karadzic reste donc à démontrer, les Occidentaux ont de toute façon accentué leur pression pour qu'il cesse de régner dans l'ombre sur la vie politique en République serbe. La tranquillité avec laquelle les » criminels de guerre poursuivent leurs activités hypothèque la paix naissante et remet en cause le départ des soldats de l'OTAN en 1998. Les Etats-Unis sont de plus en plus inquiets. Les propos de Mme Albright et l'arrestation spectaculaire de M. Dokmanovic pourraient ainsi indiquer l'aube d'un changement de politique. Le TPI va encore émettre des actes d'accusation sec-rets. »Nous allons continuer, ind
ique M. Chartier. Cela ne peut qu'attiser les craintes des suspects. Des hommes qui n'ont curieusement jamais été inculpés par La Haye, comme l'ex-» président des Croates bosniaques Mate Boban ou les chefs de milices serbes Vojislav Seselj ou Zeljko »Arkan Raznajovic, ne peuvent désormais plus brandir avec fierté l'absence de charges retenues contre eux. Une acte d'accusation plane peut-être au-dessus de leurs têtes. Encore faudrait-il, pour que la paix ex-yougoslave soit accompagnée de la justice promise, que les suspects soient arrêtés. Jusqu'à présent, les états-majors occidentaux furent les premiers à dissuader leurs capitales de se lancer dans une chasse aux » criminels de guerre . Si Washington décidait, avec Paris et Londres, que les accusés doivent comparaître à La Haye, cela ne poserait vraisemblablement aucun problème logistique. L'arrestation de l'ancien maire de Vukovar peut être l'amorce d'une nouvelle politique; elle peut également n'être qu'un »coup médiatique destiné à calmer l'arroganc
e de Radovan Karadzic, de Belgrade, de Zagreb et des fauteurs de troubles.