(Le Monde, jeudi 04 juillet 1991)par Maurice DUVERGER
Le problème électoral ne sera jamais résolu en France s'il reste posé dans une vision à court terme : pour ne pas perdre les législatives de 1993 ou pour empêcher que l'opposition ne les gagne. Certes, il ne serait pas inutile d'éviter qu'une nouvelle cohabitation de style 1986-1988 vienne affaiblir l'Etat au moment où la Communauté européenne entrera dans une phase nouvelle. Mais le rétablissement de la proportionnelle ressemblerait fort au pavé de l'ours : l'absence de majorité qui en résulterait poussant vers l'impuissance d'avant 1958 qu'un président élu au suffrage universel ne suffirait pas à compenser. N'oublions jamais qu'avec la proportionnelle et un chef de l'Etat ainsi
désigné par le peuple, les gouvernements allemands ne duraient en moyenne qu'un an de 1920 à 1933, comme durent les gouvernements finlandais depuis 1919.
Cependant, il ne serait pas inutile de réformer le mode de scrutin des législatives. On doit à tout prix préserver les deux avantages considérables du système actuel qui ont délivré notre pays de l'aliénation des citoyens et de l'impuissance politique où il s'était enlisé sous la IV République : il permet de choisir l'équipe qui dirige le pays et il lui donne les moyens de décider. Sans eux, Paris cesserait de disposer de gouvernements aussi capables d'agir que ceux de Bonn et de Londres. Pour s'aligner sur l'impotence de celui de Rome. Réduire la représentation des citoyens à un schéma dualiste, c'est une condition nécessaire pour obtenir de tels résultats. Tout choix est binaire, et le refus de choisir conduit à l'inertie.
L'inconvénient du scrutin actuel n'est pas dans cette indispensable simplification. Il réside dans les effets nocifs de la rente de situation qu'il accorde aux partis traditionnels. Elle-même n'est pas inutile, en opposant un barrage aux agitations superficielles et aux modes passagères. Mais elle devient insupportable quand ses bénéficiaires restent aveugles et sourds à des mouvements profonds pour s'enfermer dans leurs querelles intestines. Telle est la situation quand les sondages font entrevoir que le Front national et les Verts obtiendraient chacun environ 14 % des suffrages en cas de législatives prochaines, et quand les deux formations risquent de n'être pas
- ou presque pas - représentées dans la future Assemblée nationale. Que près de 30 % des citoyens se trouvent ainsi privés d'expression politique, cela n'est pas admissible.
PAS DE RAVAUDAGE
Mais cela ne justifierait pas que l'on condamne les trois autres quarts à subir des Parlements sans majorité, qui enfonceraient de nouveau la nation dans l'impuissance. La théorie des systèmes électoraux a suffisamment progressé depuis un demi siècle pour qu'on ne soit plus obligé de revenir indéfiniment aux quelques vieux draps de rechange empilés dans l'armoire de famille. Il serait encore plus vain de les ravauder en cousant ensemble deux moitiés de couleurs opposées, comme l'a fait M. Giscard d'Estaing en suggérant d'appliquer simultanément le régime majoritaire dans les départements moins peuplés et la représentation proportionnelle dans les autres. On doute qu'une telle discrimination soit acceptée par le Conseil constitutionnel. L'exemple du Sénat ne peut faire jurisprudence, car il émane d'un suffrage restreint qui comporte bien d'autres inégalités et ne met pas en cause l'exercice de la souveraineté du peuple, principe fondamental de la République.
Un scrutin mixte égalitaire et moderne a été inventé en 1944 par des "politistes" américains pour la République fédérale d'Allemagne, où il donne de bons résultats. Chaque électeur dispose de deux bulletins, l'un pour un vote majoritaire à un tour dans une circonscription uninominale, l'autre pour choisir dans le cadre du Land entre des listes qui pourvoient la moitié des sièges de façon que le total de ceux obtenus par chaque parti dans les deux scrutins additionnés corresponde aux pourcentages des suffrages reçus par ses listes. Mathématiquement proportionnel, le système aboutit pratiquement à une dominante majoritaire, le tour unique conduisant à une bipolarisation rigoureuse qui a engendré deux grands partis (social-démocrate et démocrate-chrétien) dont l'hégémonie se reflète aussi dans le vote de liste. Ce mécanisme brutal était nécessaire pour structurer la représentation dans un pays où le nazisme et la guerre avaient fait table rase.
Toute différente est la situation française en cette fin du vingtième siècle. La V République a enraciné trois grandes fondations, inexistantes ou déclinantes avant elle; le RPR, le Parti socialiste et l'UDF. Les deux premières s'épuisent actuellement en querelles tribales. La dernière se désagrège, pendant que l'affaiblissement des communistes réduit à moins de trois et demi la "bande des quatre" qui animait les institutions depuis plus de dix ans. En face d'elle, le Front national et les Verts occupent ensemble le quart du terrain électoral. Dans une telle situation, la proportionnelle risquerait d'entraîner une paralysie du Parlement comme aux plus beaux temps de 1946- 1958. Quant à l'introduction d'un système du type de celui de la République fédérale, il aurait des résultats imprévisibles, probablement pires.
UN SCRUTIN DE LISTE A DEUX TOURS
Le maintien du système majoritaire actuel serait préférable, même si une nouvelle cohabitation troublait ainsi les dernières années du mandat présidentiel de François Mitterrand. Peut-être lui permettrait-elle d'ailleurs de les terminer par une éblouissante démonstration d'habileté. Quel beau roman de politique fiction pourrait-on écrire autour d'un ministère Barre-Delors, par exemple, chargé de construire l'Europe pendant que le duo Chirac-Giscard s'acharnerait à maintenir le château de cartes des "primaires" pour 1995 ! Mais les Français oublieraient-ils qu'ils ont inventé en 1982 un excellent système électoral pour les municipales dans les moyennes et grandes communes, qu'on pourrait transposer sur le plan des législatives, où il éviterait à la fois la dislocations des majorités et l'exclusion du quart des électeurs?
C'est d'abord un scrutin de liste qui partage exactement les sièges à pourvoir entre le mécanisme majoritaire et la représentation proportionnelle. C'est ensuite un scrutin à deux tours qui tend à des alliances faites devant les électeurs et sanctionnées par eux. Son mécanisme est très simple. Si une liste obtient au premier tour plus de la moitié des suffrages exprimés, elle reçoit la moitié des sièges à pourvoir dans la circonscription, et participe d'autre part avec toutes les listes à la répartition proportionnelle de l'autre moitié. Dans le cas (le plus fréquent) où aucune liste n'atteint la moitié des suffrages exprimés, il y a un second tour, pour lequel la composition des listes peut être modifiée par l'entrée de candidats figurant au premier tour sur d'autres listes. Mais celles-ci doivent alors disparaître pour le second tour, et les candidats ayant figuré sur une même liste du premier ne peuvent se reporter que sur une liste du second. A ce dernier tour, la liste arrivée en tête obtient la moitié
des sièges, et participe ensuite avec toutes les listes à la répartition proportionnelle de l'autre moitié.
DES REGIONS A L'EUROPE
Avec un tel système, des partis; tels que le Front national et les Verts seraient certains d'obtenir au moins la moitié des sièges qu'ils auraient eus avec une proportionnelle intégrale, c'est-à-dire beaucoup plus qu'avec le scrutin majoritaire. Mais ils en réuniraient d'autres s'ils entraient dans les alliances entre les deux tours - celles-ci étant même plus avantageuses que dans le système actuel. A l'intérieur de chacune, le plus faible serait moins pénalisé : le Parti communiste pourrait ainsi conserver un groupe parlementaire. Cependant, la formation d'une majorité stable serait aussi favorisée qu'aujourd'hui, sinon Plus. La prime majoritaire de l'alliance victorieuse sur le plan national serait atténuée cependant par la prime obtenue dans les victoires départementales par l'alliance vaincue. D'après une simulation, cette proportionnelle mixte à deux tours aurait donné 75 % des sièges à la gauche avec 55,8 % des suffrages en 1981. Rappelons qu'en 1968, le système majoritaire actuel avait donné 73 % des
sièges aux gaullistes avec 43,6 % des suffrages, ce qui représente un écart bien plus considérable.
Bien qu'il puisse y fonctionner sans difficultés majeures, le scrutin mixte à deux tours serait moins à l'aise dans le cadre des départements que dans celui des régions, L'adoption de ce dernier correspondrait à une modernisation des structures politiques locales. Pour les élections européennes, il sera substitué un jour au cadre national que la France utilise actuellement. Les députés au Palais-Bourbon et ceux du Parlement de Strasbourg auraient alors les mêmes circonscriptions, ce qui faciliterait leurs relations. Les régions étant par ailleurs appelées à développer leur action dans la Communauté, il serait utile aux nôtres de devenir ainsi des centres importants de représentation et de pouvoir, notamment comme sièges à des fédérations de partis. Cela limiterait le risque de voir les présidents de conseils régionaux s'ériger en potentats locaux.
Le général de Gaulle a doté la France d'un régime constitutionnel moderne, qui a montré son efficacité et sa démocratie, ce qui lui vaut des adeptes, à l'Est et à Rome notamment, François Mitterrand la dotera-t-il d'un régime électoral d'une égale modernité? Nul ne peut assurer que le système décrit ci-dessus présenterait ces qualités, tant qu'il n'aura pas été adapté au niveau national et testé par l'expérience. Deux choses seulement paraissent évidentes : il serait plus ouvert à la représentation des mouvements nouveaux que le système majoritaire actuel et moins dangereux que la proportionnelle pour conserver aux citoyens le droit de choisir une équipe gouvernementale homogène et maintenir à celle-ci la capacité de prendre les décisions indispensables.