par Leyla Zana *(Libération, 5-9-94)
La Turquie a une longue tradition de procès politiques. Lors de chaque coup d'Etat militaire, des hommes et des femmes politiques, y compris des parlementaires et des ministres, sont arrêtés, condamnés et jetés en prison. Cependant le procès intenté actuellement contre moi et mes collègues parlementaires kurdes constitue une première dans l'histoire politique du pays. C'est en effet la première fois que, sous un gouvernement réputé civil, des élus du peuple sont embastillés et traduits en justice pour leurs opinions et qu'ils sont menacés de la peine capitale.
Ce procès n'a en vérité rien de juridique. Il est entièrement politique. Avant même notre comparution devant une cour, le Premier ministre, plusieurs ministres et des leaders des partis politiques turcs nous ont tous publiquement jugés et condamnés. Dans la campagne pour les élections municipales du 27 mars dernier, le Premier ministre, Mme Tansu iller, a pu déclarer: Je les ai chassés du Parlement. Le porte-parole du gouvernement nous a qualifiés de terroristes et les télévisions d'Etat ont, à coup d'émissions spéciales, largement diffusé cette propagande gouvernementale contre nous. Dans ce contexte, alors que même le Parlement n'est plus qu'une chambre d'enregistrement, il n'est plus possible de croire à l'indépendance et à l'impartialité de la justice turque.
Cette justice veut me condamner à mort pour les activités pacifiques, légales, que je mène au service de mon peuple depuis mon élection comme députée de Diyarbakir en octobre 1991. On me reproche pêle-mêle des opinions exprimées à la tribune de l'Assemblée, dans des réunions électorales, dans la presse locale et internationale, une grève de la faim pour protester contre la destruction de la ville kurde de Sirnak par l'armée, des appels à la paix et au dialogue. Mon pire crime semble être aux yeux des procureurs une phrase en kurde sur la fraternité des Kurdes et des Turcs et leur coexistence dans l'égalité et la démocratie, que j'ai prononcée lors du serment constitutionnel obligatoire. Même la couleur de mes vêtements constituerait un crime séparatiste . En outre, en parlant de l'existence du peuple kurde, de son pays le Kurdistan, en revendiquant pacifiquement la reconnaissance de la culture et l'identité kurdes dans le cadre de la démocratie et des frontières existantes, j'aurais défendu les mêmes
objectifs que le PKK et je serais donc
objectivement membre de l'aile politique de ce parti engagé dans la lutte armée, alors que toute notre action a visé à faire taire les armes et à rechercher une solution pacifique au problème kurde.
Je ne suis pourtant pas la seule à parler de l'existence des Kurdes. Feu le président Ozal parlait publiquement des 12 millions de Kurdes en Turquie et débattait ouvertement des solutions possibles, y compris de type fédéral à ce problème chronique. L'actuel président Demirel n'a-t-il pas en novembre 1991 déclaré que la Turquie reconnaissait désormais la réalité kurde ?
Le peuple kurde n'est donc pas un fruit de mon imagination. Les historiens s'accordent à dire que ce peuple vit depuis la nuit des temps sur les terres qui sont les siennes, qu'il possède une langue, une culture et une civilisation qui lui sont propres. Mon peuple a mené, de 1806 à 1937, pas moins de 28 insurrections pour accéder à sa liberté. Elles ont, certes, toutes été réprimées dans le sang, mais cela montre au moins la profondeur des aspirations nationales kurdes. D'ailleurs le président Démirel lui-même qualifie l'actuel mouvement de guérilla de 29e insurrection kurde .
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, au moment où la Turquie vaincue était menacée d'être rayée de la carte, les Kurdes étaient généreusement venus en aide aux Turcs en détresse en soutenant Mustafa Kemal et ses amis qui promettaient de créer un nouvel Etat où les Kurdes jouiraient de leurs pleins droits. Soixante-quinze notables kurdes siégèrent comme députés du Kurdistan dans la première Assemblée nationale de Turquie. Le 10 février 1922, Mustafa Kemal dit Ataturk, soumit à celle-ci un projet de loi organique de 19 articles sur la province du Kurdistan et son Assemblée dont l'examen fut retardé par diverses manoeuvres jusqu'à la conclusion du traité de Lausanne, en juillet 1923, consacrant la reconnaissance internationale du nouvel Etat turc.
Dès lors, la première tâche de Mustafa Kemal fut de faire adopter une nouvelle Constitution basée sur le nationalisme turc et la négation des Kurdes afin de bâtir un Etat-nation turc. Les députés et chefs kurdes qui l'avaient aidé lors de sa guerre d'indépendance furent tous envoyés à la potence sous des prétextes divers par les tristements fameux Tribunaux d'indépendance, ancêtres de l'actuelle Cour de sûreté de l'Etat qui nous juge aujourd'hui. La Constitution de 1924 interdit l'usage du kurde et des autres langues parlées en Turquie, à l'exception du turc. De pseudo-théories prouvant la turquicité des Kurdes furent imposées au pays.
Depuis, la Turquie prétend qu'il n'y a pas de Kurdes, que les Kurdes sont des Turcs des montagnes . Elle mène une intense politique d'assimilation, turquise de force les noms antiques de nos villes et villages, allant jusqu'à nous interdire de donner des noms kurdes à nos enfants. Les intellectuels kurdes sont pacifiés par l'octroi de postes et de prébendes, les récalcitrants étant éliminés par de lourdes peines de prison ou l'exil. Cette politique systématique fut poursuivie même après le passage formel du pays au multipartisme, en 1950.(...)
Le coup d'Etat militaire du 12 septembre 1980 plongea le pays dans une répression massive et féroce. Dans un pays attaché aux valeurs universelles de la démocratie et de la liberté, toute la population serait descendue dans les rues pour s'opposer à la dictature. Hélas, la Turquie n'a pas encore de telles traditions. La grave crise que nous connaissons aujourd'hui procède directement de ce coup d'Etat, de sa Constitution scélérate de 1982, imposée à coups de baïonnettes, de ses lois liberticides, de ses institutions et partis politiques issus du moule façonné par la dictature militaire. De ce fait, il n'est pas étonnant que tous les partis politiques turcs actuels acceptent les principes d'une Constitution basée sur la négation des Kurdes et de leurs droits.
C'est dans cette logique que le parti populiste social-démocrate (SHP) d'Erdal Inönü a pu expulser de ses rangs sept de ses députés pour avoir assisté, sans même prendre la parole, à une conférence kurde sur les droits de l'homme organisée en octobre 1989 à Paris par la fondafion France-Libertés et l'Institut kurde. Cette décision montra à tout un chacun que le pluralisme politique n'existait pas vraiment en Turquie et qu'il fallait créer un nouveau parti. C'est ainsi que fut fondé en juin 1990 le HEP, puis après l' interdiction de celui-ci, le Parti de la Démocratie (DEP), s'adressant à la fois aux Kurdes et aux Turcs et proposant de trouver dans le cadre de la démocratie une solution pacifique au problème kurde en Turquie.
Cela suffit à l'establishment politique turc pour nous qualifier de séparatistes, voire de terroristes. Nous sommes devenus les ennemis à abattre, des cibles favorites de la contre-guérilla turque qui, en moins de deux ans, assassina 54 de nos dirigeants, y compris mon collègue Mehmet Sincar, député de Mardin. J'ai personnellement échappé de justesse à deux attentats.
Les assassinats et menaces de mort n'ont pas suffi à nous faire taire. Nous avons continué d'oeuvrer en faveur du dialogue entre les communautés kurde et turque du pays tout en continuant de témoigner en Turquie et à l'étranger du drame du peuple kurde, des massacres, des destructions de nos villes et villages pratiqués par l'armée. C'est parce que notre voix a commencé d'être enfin entendue en Europe et aux Etats-Unis que le gouvernement a décidé de nous faire taire en faisant lever notre immunité parlementaire, en nous jetant en prison et en interdisant notre parti, le DEP.
Cependant, le gouvernement se trompe s'il pense qu'il pourra faire taire les Kurdes par l'interdiction de notre parti. Celle-ci montre clairement que la démocratie n'est qu'une façade en Turquie. La façon dont notre immunité fut levée et dont nous, élus du peuple, fûmes jetés en prison a sérieusement terni l'image du régime en Occident, où la conviction que tout cela a été fait sur les directives de l'armée est largement partagée. En vérité, l'interdiction du DEP n'a fait qu'internationaliser davantage le problème kurde de Turquie. A l'intérieur du pays, en interdisant notre parti, l'Etat a voulu empêcher que la lutte du peuple kurde pour la liberté et la démocratie ne se développe sur un terrain politique légal. (...)
Un parti polifique a le droit et le devoir d'exprimer ses opinions sur les problèmes du pays et de les diffuser. Nous avons agi conformément à nos convictions et à ce que nous croyons être l'intérêt du pays et de la démocratie. Nous avons agi pour empêcher le sang et les larmes de couler davantage, pour trouver des solutions pacifiques aux graves problèmes du pays.
On nous reproche au fond d'avoir exposé, dans le cadre de la liberté d'expression, nos opinions relatives à la coexistence des Turcs, des Kurdes et des autres peuples de Turquie sur une véritable base d'égalité, de liberté et de fraternité. Nous n'avons commis aucun acte violent ni fait l'apologie de la violence. Notre seul Crime est notre attachement résolu et ferme à nos revendications démocratiques et pacifiques. Quel que soit le cours du procès qui nous est fait il est exclu que nous renoncions à nos idées et revendications.(... ) Première femme kurde élue députée, je risque d'être condamnée à mort pour mes opinions en faveur de la paix, de la démocrate et de la nécessaire reconnaissance des droits légitimes de mon peuple. Et c'est un Etat réputé démocratique, membre de l'Otan et du Conseil de lEurope, jouissant du soutien multiforme des Occidentaux qui, à l'orée de l'an 2000, veut m'envoyer sur le bûcher... Cela est-il moins choquant pour l'opinion que la condamnation de Taslima Nasreen par des group
es intégristes? A défaut des gouvernements qui sont aujourd'hui aussi complaisants envers la Turquie qu'ils le furent hier avec l'Irak quand celui-ci massacrait les Kurdes, pour les mêmes intérêts mercantiles, j'attends la mobilisation de mes collègues parlementaires, des défenseurs de la liberté d'expression et aussi de mes soeurs féministes.
LEYLA ZANA
* Députée du DEP (Parti de la démocratie), de Diyarbakir, capitale politico-culturelle du Kurdistan turc. Incarcérée depuis le 5 mars à Ankara.