par Alain FinkielkrautSOMMAIRE: Quitte à lasser, il nous faut exiger inlassablement la justice et la liberté pour la Bosnie-Herzégovine, pour la Croatie et pour le Kosovo. Mais, préalablement à toute nouvelle action des intellectuels, il nous faut remettre chaque chose à sa place: la nation à son rang de réalité charnelle, le cosmopolitisme à son rang de valeur et de travail sur soi des nations.
(Le Monde, 16-09-94)
Dans un entretien publié au printemps 1992 par la revue française "Commentaire", l'historien et ancien dissident polonais Bronislaw Geremek nous adjurait, nous Européens de l'Ouest, de montrer un peu de compréhension pour le phénomène national. Inquiet de voir le mur du malentendu survivre au mur de Berlin, il nous criait:
» N'ayez pas peur des nations ! . Rappelant que la victoire de la communauté civile sur le pouvoir totalitaire s'était accompagnée dans l'autre Europe d'une victoire de la nation sur l'empire, il demandait à tous les démocrates de ne pas abandonner » la défense de ce fort et légitime sentiment d'appartenance à une communauté naturelle aux courants extrémistes de type national-populiste .
Il va sans dire (mais sans doute encore mieux en le disant) que, pour Geremek, communauté » naturelle ne signifie pas communauté de sang. Nul biologisme dans cette référence à la nature, nul organicisme, nul naturalisme même, mais ce simple constat: nous ne décidons pas plus de notre appartenance que de la langue que nous parlons, et ces créations humaines - la langue, la nation - ne sont pas pour autant des produits de l'homme car elles ne relèvent pas de l'ordre des choses fabriquées. Tous nos commencements sont marqués d'une passivité et d'une opacité qui nous échappent. Vivre c'est être déjà né dans une condition que nous n'avons pas choisie. » Le langage a été donné à l'homme afin qu'il témoigne avoir hérité ce qu'il est , dit magnifiquement Hölderlin.
Dans sa version rouge comme dans sa version brune, la passion révolutionnaire au XXe siècle s'est insurgée contre une telle définition de l'humain. Affirmant que tout est politique, c'est-à-dire que tout est possible car l'être est volonté, elle a lancé la liberté de l'homme à l'assaut de sa condition. En parlant de communauté » naturelle , c'est à redonner au donné une place sur la terre, et c'est à réconcilier la liberté de l'homme avec sa condition, que nous invitait Bronislaw Geremek, rescapé du totalitarisme. Peut-être parce que la critique des régimes totalitaires en Europe de l'Ouest s'est arrêtée avant la mise en examen de leur ambition fondamentale, l'appel de Geremek n'a pas été entendu. Et comme il était lui-même, avec les autres anciens dissidents, trop accaparé par les problèmes de la transition démocratique dans son propre pays pour se lancer corps et âme dans la bataille idéologique autour de la Yougoslavie, ce sont les premières victimes de l'agression serbe qui ont fait les frais de cette d
ésastreuse surdité.
Un étrange racisme inversé
Désastreuse, en effet, car au lieu de défendre le fait national contre le nationalisme, qui est la promotion de ce fait au rang de valeur ultime et absolue, on a dénoncé, sans relâche, le fait lui-même. Au lieu de condamner la destruction systématique des identités, c'est dans leur perpétuation même qu'on a vu la source de tous les maux, pour le plus grand bénéfice du ou des purificateurs. Enfin, au lieu d'ériger le cosmopolitisme en valeur, en exigence qui s'impose à tous les Etats, quelle que soit leur composition, de résoudre ou du moins d'adoucir dans le sens d'une politique selon l'humanité la contradiction entre le particularisme de la cité et l'universalité du genre humain, on a défini le cosmopolitisme comme un fait, comme le privilège ou la supériorité de nature, de naissance et d'essence des Etats mélangés sur les Etats plus homogènes.
Chassez la nature, le naturalisme revient au galop et, avec lui, un étrange racisme inversé. Etre cosmopolite, c'est d'abord savoir que le cosmopolitisme n'est pas de l'ordre de l'être, que ce n'est pas un prédicat, mais un horizon, que ce n'est pas un donné, mais une idéalité. On a oublié cela au profit d'un cosmopolitisme identitaire, la plus inconsistante, la plus intolérante, la plus stupide de toutes les identités. C'est ainsi que s'est nouée, pendant la première année de la guerre pour la grande Serbie, l'alliance fatale du réalisme et de l'idéalisme, des calculs et des principes, des amis de la force et des ennemis des tribus, bref, des politiques et des intellectuels.
Ce mariage est aujourd'hui définitivement rompu. Mais le simple fait qu'il ait pu avoir lieu demande, préalablement à toute nouvelle action des intellectuels, que chaque chose soit remise à sa place: la nation à son rang de réalité charnelle, le cosmopolitisme à son rang de valeur et de travail sur soi des nations. Une fois cette tâche accomplie, les intellectuels pourront se tourner vers les politiques et leur demander des comptes. Leur demander, par exemple, ce que sont devenus tous les engagements qu'ils ont pris, depuis le début de la guerre pour la grande Serbie. Qu'ont-ils fait pour le retour des réfugiés croates dans leur foyer, et pour la restitution à la Croatie des Krajinas, prévue dans le plan Vance qui a été signé le 2 janvier 1992? Comment ont-ils réagi au rejet par le pseudo-Parlement serbe de Pale du plan Vance-Owen pour la Bosnie-Herzégovine? Quel a été le sort des zones de sécurité créées en mai 1993 pour compenser l'enterrement de ce plan? Que feront-ils demain pour obtenir le retrait effec
tif de l'occupant serbe des régions accordées à la Fédération croato-musulmane par le dernier plan en vigueur sinon, sur sa bonne mine, lever les sanctions contre l'instigateur de la guerre ?
L'attitude de l'Europe et de la communauté internationale en Croatie et en Bosnie-Herzégovine se résume à une suite ininterrompue de promesses trahies. La volonté de gêner l'Allemagne et celle de ménager la Russie ont bien évidemment leur part dans cette politique de la parole non tenue. Mais l'essentiel est ailleurs. Ceux qu'on appelle les responsables sont tiraillés, entre deux responsabilités contradictoires: assumer leur participation à l'humanité, s'occuper du monde comme il va et comme il ne va pas, d'une part; donner, d'autre part, une traduction politique à la promotion moderne de la vie, et non plus du monde, au rang de valeur suprême ou de souverain bien. Bref, ils veulent faire de l'Europe à la fois une puissance mondiale et un » bio-pouvoir . Au nom de la première exigence - prendre en charge le monde -, ils interviennent en Yougoslavie.
Le progrès de l'inhumain
Au nom de la seconde - gérer la vie, c'est-à-dire d'abord la vie de leurs commettants, le processus vital de la société qu'ils représentent et qu'ils administrent -, ils interviennent à blanc. Ils deviennent ainsi des arbitres sans sifflet, voués à s'incliner devant la force, à entériner le fait accompli et à fuir dans les demi-mesures, dans la cosmétique humanitaire et dans la mauvaise foi, leurs démissions successives.
Notre rôle, à nous autres intellectuels européens, n'est donc pas seulement d'honorer les grands principes, il nous appartient de rétablir les faits dans leur matérialité et les belligérants dans leurs différences; il nous incombe de ne pas laisser traiter de menteurs ou de provocateurs les victimes du mensonge européen ; à nous d'exiger inlassablement, c'est-à-dire au risque de lasser les médias, la justice et la liberté pour la Bosnie-Herzégovine, pour la Croatie, pour le Kosovo abandonné de tous et pour la Macédoine. A nous, enfin, de rappeler qu'il y avait deux millions et demi de réfugiés dans le monde en 1970, onze millions en 1983, dix-huit millions en 1993. Devant un tel progrès de l'inhumain, la politique ne peut pas se réduire à une pure gestion de la vie, sauf à accepter la transformation du monde en séjour inhabitable pour tous les hommes.
Alain FINKIELKRAUT