LA PAIX SERBE
par François Fejtö (*)
SOMMAIRE: La puissance prime le droit: le président serbe Slobodan Milosevic démontre que l'adage bismarckien est toujours valable. Les divers médiateurs de la communauté internationale n'ont pu échapper à son habileté, son cynisme et sa détermination. (Le Monde, vendredi 28 octobre 1994)
Milosevic entrera-t-il dans l'histoire comme le plus grand criminel de cette fin de siècle ou, au contraire, comme l'un des hommes d'Etat les plus imaginatifs et qui ont le mieux réussi ?
Au début de son aventure "grand-serbe", après la destruction de Vukovar, puis la conquête d'un tiers de la Croatie fin 1991, on le traitait en agresseur, on lui reprochait les massacres, tortures, viols et destructions perpétrés par son armée. Mais, depuis que l'Occident s'est montré déterminé à ne pas "ajouter la guerre à la guerre" et à n'oeuvrer que pour une solution politique, il s'est révélé comme un diplomate qui pratique la ruse balkanique traditionnelle avec une maîtrise qui - il faut bien le reconnaître - dépasse celle de tous ces prédécesseurs. On comprend que, fermant les yeux devant les dizaines de milliers de morts, les actions génocidaires et les épurations ethniques, les médiateurs de l'ONU et de l'Union européenne, Owen, Stoltenberg et Akashi, pour ne pas parler de Tchourkine et compagnie, ne pouvaient échapper à son habileté de négociateur, son cynisme et sa détermination.
Ce qui forcera certainement l'admiration des historiens futurs - évidemment pas des moralistes -, c'est le fait que Milosevic a su gagner sans se soucier de cacher son jeu. Car on pouvait prévoir, dès 1991, qu'après avoir gelé la situation en Croatie, grâce à l'intervention des "casques bleus", il porterait ses efforts sur la Bosnie. Là, il n'a même pas eu besoin d'engager l'armée fédérale qui, entre-temps, est devenue purement serbe. Il suffisait de laisser quelques cadres et l'armement lourd aux Serbes de Bosnie - 30% de la population. Ceux-ci tiennent à présent 70% du territoire de cette République. Milosevic peut se montrer généreux en acceptant un partage de 49-51% et se faire saluer comme l'homme de paix qui sait s'arrêter à temps. Il vient d'obtenir à peu de frais un début de levée des sanctions, et on lui apporte sur un plateau la part de la Bosnie dont il a la magnanimité de se contenter, quitte à se brouiller avec l'intransigeant Karadzic qui se posait depuis quelque temps non comme son lieutenant,
mais comme un rival.
L'agression paie
L'étape suivante est facile à prévoir: ce sera l'obtention de la reconnaissance internationale de la Fédération serbo-monténégrine, confédérée à la Bosnie serbe, comme successeur en droit de la Fédération yougoslave, avec l'héritage matériel que cela comporte. En échange, Milosevic offrira - il offre déjà - la reconnaissance de la Croatie dans ses anciennes frontières. La manoeuvre est évidente: il est prêt, une fois de plus, à donner - sur le papier - ce qu'il ne possède pas: la République serbe de Krajina autoproclamée, que Belgrade ne contrôle ni militairement ni politiquement. On sait que les chefs de la Krajina sont aussi intraitables que Karadzic et disposent d'une force armée autonome. Aussi Tudjman sera-t-il, grâce aux efforts des grandes puissances, "reconnu" par Belgrade, mais ne pourra guère récupérer les territoires occupés, à moins que l'ONU... Mais l'ONU restera ferme dans sa décision de maintenir la paix, sans la faire, et les jeux seront faits.
Comment ne pas admirer Milosevic ? Il aura brillamment démontré que, si l'on ose, on obtient ce que l'on veut et qu'est toujours valable le vieil adage bismarckien: "Macht geht vor Recht" (la puissance prime le droit). Certes, nous avons l'ONU, l'OTAN, l'UE, l'UEO, la CSCE et nos principes. Mais c'est l'agresseur qui gagne.
(*) François Fejtö a récemment publié 'Requiem pour un Empire défunt: histoire de la destruction de l'Autriche-Hongrie' (Lieu commun, 1994).