Par Francisca Sauquillo et Pierre Pradier (*)
El Pais, jeudi 3 octobre 1994
Les routes sont asphaltées, sur le bas côté des jeunes gens s'interpellent et vendent des fruits, des champignons; joyeuse atmosphère africaine, des pick-up surchargés amènent des paysans aux travaux des champs.
Pour un peu, on pourrait se croire dans n'importe quelle paisible campagne d'un pays équatorial.
Pourtant quelques kilomètres plus loin, un village dont une dizaine de maisons ont été pillées et incendiées est là pour rappeler qu'au Burundi, la mort violente rôde "cherchant qui dévorer". Au bout du chemin, Gitega, capitale provinciale est calme; beaucoup de jeunes gens, plutôt bien vêtus déambulent en bavardant, ils sortent de la messe.
En plein centre ville, sur une place publique, le camp de "déplacés". Quelques centaines de tutsis qui ont perdu plusieurs membres de leur famille assassinés, leur maison, leurs meubles, leurs outils, leurs hardes; ils sont là, debout faméliques, dépenaillés, sales; en termes "humanitairse", on dit: "il y a un grave problème de ravitaillement en eau".
Pendant le même temps, à quelques kilomètres de là, au nord, d'autres tutsis également regroupés sous la protection de la gendarmerie (elle-même constituée de tutsis à plus de 80%) sortent de leur ghetto, bien armés et vont allègrement massacrer quelques dizaines de paysans hutus sous l'oeil paterne de ces gendarmes qui ont pour mission de protéger les biens et les personnes de toutes les ethnies.
Bien sûr, cela ne se passe pas dans la capitale, ni sous l'oeil gourmand des caméras des télévisions étrangères; dans cette région, à moins de 500 morts, on ne se donne pas la peine de déplacer une équipe de reportage.
Dans la capitale, il ne se passe rien ou presque... Tel ou tel quartier est parfois ratissé ou canonné. Quelques dizaines de cadavres sont alors alignés sur le trottoir pendant une demi journée, et la vie continue.
Cependant, on perçoit vite le fait que les quartiers de Bujumbura se sont "homogénéisés" en quelques mois.
La purification ethnique qui continue de nous horrifier (de moins en moins, il faut l'avouer) lorsqu'elle se développe en Europe, est ici acceptée, promue en quelque sorte pour des raisons de sécurité.
Un hutu ne se promène pas dans telle rue de la ville, un tutsi ne s'aventure pas dans le quartier Kamenge, à moins qu'il ne circule accompagné dans un véhicule frappé du sigle de l'ONU ou de l'Union européenne.
Le risque est seulement de se faire extraire de sa voiture et exécuter sur place.
Le Burundi est au bord du chaos, le spectre de l'apocalypse rwandaise hante les esprits. Au sein de cette insupportable angoisse, quelques lueurs d'espoir pourtant. Un Président de la République a été élu, régulièrement, il est hutu, sa femme a été assassinée, il y a quelques mois alors qu'elle portait son dernier enfant dans les bras.
Ce Président, Sylvestre NTIBANTUNGAYA, tient un langage de fraternité et de réconciliation.
Dans les jours qui ont suivi son élection, un gouvernement a été formé. Pour rester schématique, alors que les Hutus ont remporté une victoire électorale incontestable en ralliant 70% des suffrages et des sièges, ils ont accepté de constituer un gouvernement de coalition 50%hutu/ 50%tutsi.
Ce gouvernement s'est rapidement mis au travail, mais la tâche est immense.
Ecoles détruites, élèves dispersés, enseignants assassinés, armée indisciplinée, hôpitaux misérables, police inexistante, magistrats discrédités, bandes armées ravageant le pays, peur généralisée...
Que faire ?
- Pour la communauté internationale, exercer un effort intense et prolongé de soutien à l'équipe ministérielle qui vient de se voir confier le pouvoir. Soutien politique. Soutien économique et financier.
- Pour les européens en particulier, le devoir est simple: être présents sur place. En nombre pour aider à rétablir un minimum de confiance, qui permettra le retour de la paix civile. Redonner confiance aux habitants du pays, les rassurer, mettre fin à l'arbitraire, aux arrestations sans mandat, aux exécutions sommaires, et désarmer les civils qui sèment la dévastation avec ou sans l'appui de la gendarmerie. Réformer les forces armées, les discipliner d'abord, ouvrir le recrutement et la promotion sans tenir compte de l'appartenance ethnique. Leur donner le sens du service national. Lutter contre les rumeurs et les appels à la haine par la mise en oeuvre de moyens radio couvrant tout le pays. Réformer la justice, mieux informer la population sur ses droits, qu'elle sache qu'elle peut avoir accès aux tribunaux.
- Organiser le retour des populations réfugiées dans les pays limitrophes ou déplacées dans le pays, vers leur lieu d'origine ou à défaut vers des zones sûres; en effet, rentrer dans les villages d'origine et retrouver les voisins qui ont massacré la moitié de votre famille et incendié votre maison, n'est certainement pas réaliste.
Rien de tout cela ne se fera vite. Ce n'est pas une raison pour ne rien faire.
Il faudra laisser "du temps au temps".
Identifier, arrêter, juger, condamner et peut être un jour, amnistier les coupables des crimes les plus lourds. Soyons tout à fait clairs..., punir les coupables de tous les crimes est simplement impossible, tant ceux-ci ont été nombreux.
Pour faire face à toutes ces obligations, l'aide internationale est absolument indispensable. Elle doit être intense et prolongée, des médecins, des enseignants de tous niveaux, des experts, des ingénieurs, des juristes, des administrateurs devront être "prêtés" pendant plusieurs mois à ce pays qui les demande.
Quelle que soit l'importance du désastre qu'a vécu le pays, les sévices, les pillages, les meurtres collectifs, les exodes, les destructions ont conservé un caractère sporadique, mais le Burundi au bord du gouffre, n'est pas à l'abri de devenir un Rwanda...
L'aide sera là préventive ou le Burundi ne sera plus.
Les incendies n'ont pas encore donné lieu, si nombreux soient-ils, à un embrasement général. Pas encore...
Il faut économiser les vies humaines, et retrouver le chemin de la prospérité... Car ce pays n'est pas pauvre, il ne manque pas d'atout.
Quand on sait, au surplus, que le Sida menace ceux et celles qui auront échappé aux balles de leurs ennemis, le taux de séropositivité atteint et dépasse 20%, ce qui est le cas dans la ville de Bujumbura, l'avenir n'est pas particulièrement radieux.
A Nyhabimanga, ville de 60.000 habitants, on compte un seul médecin, coup de chance encore. C'est un volontaire espagnol, membre d'une ONG catholique.
Terrible épreuve pour l'Eglise catholique. En effet 80%de la population est catholique,et les églises sont pleines de fidèles à chaque office.
Un siècle d'évangélisation réduit en cendres. Les mêmes fidèles qui chantent des cantiques sucrés sortent de la messe, ramassent leur machette et courent décapiter les enfants de trois ans.
Sont-ils vraiment les mêmes ? Probablement !
Un clergé lui-même traversé par les divisions interethniques a souvent été exemplaire, dévoué, courageux, des prêtres ont pris des risques et les ont payés de leur vie pour protéger des innocents poursuivis ou pour soustraire des victimes aux coups des assassins. Quoi qu'il en soit, on ne peut s'empêcher de se poser de graves questions et les prêtres et les évêques sont pour le moins perplexes. Nous aussi.
Malgré tout ce malheur passé et à venir, des hommes et des femmes de bonne volonté sont au travail. Ils savent l'importance, la lourdeur, la difficulté de l'entreprise qu'ils prennent à bras le corps. Sans illusion, sans forfanterie, ils travaillent. Dans un camp de déplacés tutsis, un ministre hutu se déplace sans escorte, ou sous l'illusoire protection de députés européens ou de volontaires humanitaires... Ces hommes de courage doivent pouvoir compter sur nous. Nous devons les soutenir, ce n'est pas seulement une obligation morale...il y a belle lurette que la morale ne fait plus recette en occident. C'est aussi notre intérêt. Donnons-nous les moyens alors qu'il est encore temps.
L'importance gigantesque des sommes qu'il a fallu dépenser au Rwanda voisin, pour ne pas s'être préoccupés à temps du désastre qui le ravageait, doit nous inciter à corriger notre myopie.
Certes, aider la difficile convalescence du Burundi va coûter de l'argent.
Ne nous effrayons cependant pas démesurément, si elle se passe dans l'ordre, cette action concerne un petit pays de cinq millions d'habitants, et l'ensemble des pays riches, l'Union européenne en tête, peut faire cet effort sans qu'il soit exténuant.
En revanche, si nous laissons sans moyens, ce fragile Etat qui tente de renaître, soyons en sûrs, c'est dix fois, vingt fois, cent fois plus que cela nous coûtera, la mauvaise conscience en prime. Un projet de conférence internationale traitant de l'avenir des pays des grands lacs africains (Tanzanie, Ouganda, Zaïre, Zambie, Rwanda, Burundi) est aujourd'hui à l'étude. La qualité de la préparation, la détermination de la communauté internationale à lui faire accoucher de projets concrets, est un espoir.
L'Europe, première puissance économique mondiale, par l'exemple qu'elle a donné au monde, des pays qui ont tué leurs enfants respectifs par millions et qui ont fini par se regarder, s'écouter, se comprendre, le tout en moins d'un demi-siècle, quel incroyable exploit des hommes de bonne volonté !
Par la vie démocratique qui y prévaut, la liberté qu'elle accorde à ses citoyens, par le prestige qu'elle retire de son mode de vie; pour toutes ces raisons, l'Europe est regardée, attendue, espérée par les Africains accablés de malheurs.
Toute révérence gardée envers nos amis américains, l'Europe personnifie beaucoup plus les espoirs de ceux que nous avons rencontrés. Alors, agissons, n'attendons pas que les journalistes montrent et racontent les massacres, les exodes massifs, les famines, les épidémies pour que l'opinion publique s'émeuve, s'indigne et qu'enfin les politiques agissent. Car il sera trop tard. Nous devons agir aujourd'hui pour le Burundi afin qu'il n'agonise pas sous le regard indifférent ou devant l'impuissance affichée de la communauté internationale.
(*) Francesca SAUQUILLO PEREZ DEL ARCO et Pierre PRADIER sont députés européens et membres du FORUM pour une Diplomatie Préventive.