"L'EUROPE CONSIDERE CETTE GUERRE
COMME UNE CATASTROPHE NATURELLE"
INTERVIEW DE HARIS SILAJDZIC,
PREMIER MINISTRE BOSNIAQUE
par Jean Hatzfeld
(Libération, 29-11-1994)
- Le secrétaire d'Etat à la Défense américain a décrété dimanche que vous aviez perdu la guerre. Comment réagissez-vous?
- La déclaration de William Perry nous a beaucoup surpris. A l'évidence, il nous a donné à lire un message qui n'est pas très positif pour nous. Il me semble incroyable qu'un pays comme les Etats-Unis dissimule son manque de volonté politique derrière le mouvement militaire. Malgré cette affirmation, et surtout malgré l'embargo sur les armes qui nous frappe toujours, je peux vous dire que Bihac est et sera touj ours défendue par nos hommes.
- Interprétez-vous cette déclaration comme le lâchage de votre plus solide allié?
- Nous entretenons de bonnes relations avec les Etats-Unis depuis le début de la guerre, qui ne vont pas sans oscillations au gré des pressions intérieures. Mais nous sommes confiants dans le refus de l'opinion américaine à accepter le génocide bosniaque et à faire pression sur son gouvernement. D'autant plus que nous percevons dans d'autres pays, des signes de changement à notre égard.
- Par exemple?
- Par exemple la France, qui a affermi sa position par la voix de monsieur Juppé. il n'empêche que l'ONU a une nouvelle fois démontré son impuissance à Bihac comme à Srebenica ou à Goradze. Comment expliquez-vous cette impuissance chronique?
- Les Nations unies constituent un filtre à travers lequel ne passent plus les valeurs positives de certains pays qui en font partie. Toute initiative dynamique se perd dans cette bureaucratie. D'où ce consensus minimal permanent, qui n'a d'autre utilité que de partager la culpabilité. Les Nations unies sont une institution dénuée de politique, d'âme et d'émotion. Le danger de cette bureaucratie est qu'elle entérine la politique du fait accompli.
- La Bosnie appartient à l'Europe, qui ne se distingue guè-re des Nations unies par son engagement. Le fascisme fait partie de l'histoire européenne. L'Europe n'a jamais su le regarder en face, et ne peut s'en débarrasser totalement. L'Europe a peur du fondamentalisme ethnique ou génétique qui la menace de période en période. Aujourd'hui, c'est nous qui en sommes frappés et l'Europe se montre aussi aveugle que précédemment. Il est significatif que les Européens considèrent cette guerre comme une catastrophe naturelle, une sorte de tremblement de terre auquel il faut répondre par l'aide humanitaire. Elle refuse la donnée politique de la guerre, et donc refuse de réfléchir à des solutions politiques, de considérer un agresseur et de le combattre à temps.
- Comment expliquez-vous que vos »voisins français, anglais, italiens et autres, tolèrent ce qui vient de se passer à Bihac?
C'est entre autres une tare de civilisation. Aujourd'hui l'information va plus vite que la pensée. La civilisation de la vitesse affaiblit le respect de la nature humaine. C'est une défaite de la culture, très grave pour l'avenir, car des centaines de millions de musulmans portent leur regard sur la Bosnie, et ils prennent cet abandon pour eux-mêmes.
- A l'occasion de certains conflits, certains pays n'hésitent pas à intervenir sur le terrain. Au Rwanda, la France s'est impliquée physiquement. Pourquoi aucun pays ne s'estil investi à vos côtés?
A cause du syndrome de l'internationalisme. Chaque Etat a peur d'apparaître comme le mouton noir de la communauté internationale et préfère se réfugier derrière une institution. Prenez l'exemple des EtatsUnis: à peine se sont-ils un peu engagés en Bosnie qu'ils ont été la cible, pendant trois semaines, d'une incroyable campagne de presse, plus ou moins orchestrée par certains lobbies européens, où l'on ne parlait que de conseillers et missiles américains dans le pays. Ceci au plus fort de la bataille de Bihac. Et avant que quiconque ait aperçu ces Américains, les Etats-Unis devaient revoir leur politique à la baisse. Avec le recul du temps, cette offensive du 5e corps n'a-telle pas été une erreur politique?
- Depuis mai dernier, sur 138 convois à destination de Bihac, 132 ont dû rebrousser chemin. A l'approche de l'hiver, le 5e corps a tenté une ouverture pour permettre le ravitaillement d'une population assiégée depuis trois ans. Peut-on vraiment qualifier d'offensive téméraire une tentative de survie pour briser un enfermement?
- Mais n'avez-vous pas commis l'erreur tactique de sous-estimer la volonté des Serbes de Krajina de franchir la frontière et d'oser envahir la Bosnie?
- L'ONU était censé leur interdire le franchissement de cette frontière. Au-delà de toute considération militaire, la vérité est que celui qui accepte de rester assis pour mourir de faim est certain de mourir de faim. Sarajevo, Gorazde, Srebrenica, maintenant Bihac... D'enclave en enclave, vers quel avenir se dirige-t-on?
- Les Serbes pensent qu'en prenant en otage notre population dans des ghettos, avec un chantage sur l'eau, l'électricité et le ravitaillement, ils nous plieront à leurs conditions. Mais ils se trompent car nous nous battrons jusqu'au bout.
- Au lendemain des événements de Bihac, quelle est l'actualité du plan de paix?
- Nous sommes toujours disposés à signer ce plan de paix dessiné par le Groupe de contact. mais aujourd'hui, je sais qu'il n'a plus aucune valeur. Je suis d'ailleurs persuadé que les Serbes seraient prêts à l'accepter. Maintenant qu'ils savent qu'ils peuvent envahir une zone de sécurité en toute impunité, ils savent qu'ils n'auront jamais à céder des territoires qu'ils devraient restituer. Le Groupe de contact s'est montré incapable d'imposer son plan.
- Ne vous sentez-vous pas seul aujourd'hui?
- Je ne me sens pas seul puisque nos troupes continuent à se battre et à tenir leurs positions dans le pays. Nous nous sentons seulement un peu plus isolés par la bureaucratie des institutions internationales.