BOSNIE: L'HONNEUR PERDU DES DEMOCRATIES
par Patrick Wajsman
SOMMAIRE: On ne peut rien contre les faits: tous les raisonnements et tous les communiqués du monde ne suffiront pas à dissimuler de la démission occidentale en Bosnie...
(Le Figaro, 1-12-1994)
L'agonie de Bihac est une honte pour le monde civilisé. Mais pourquoi feindre de s'émouvoir de cette nouvelle tragédie et ajouter ainsi l'hypocrisie à la faiblesse ? Depuis 32 mois, la guerre dans l'ex-Yougoslavie n'est-elle pas pavée des reculades et des démissions occidentales ? On nous parle aujourd'hui, de façon neutre, de l'"impuissance" de l'ONU, de l'OTAN, de l'Union Européenne. Comme s'il s'agissait d'un virus inconnu. Trop facile ! L'"impuissance" est une absence de moyens; or ce ne sont pas les moyens qui font défaut aux dirigeants occidentaux: c'est le courage.
A qui fera-t-on croire, en effet, que les membres de cette même Alliance atlantique qui, pendant des décennies, a su dissuader l'impérialisme soviétique, sont soudainement devenus incapables de faire entendre raison aux Karadzic et consorts ?
A partir de combien de "zones de sécurité" impunément envahies, de cessez-le-feu violés, de serments trahis, de résolutions du Conseil de sécurité foulées aux pieds, d'observateurs de l'ONU séquestrés, de Casques bleus retenus en otages, d'avions de l'OTAN abattus, de convois humanitaires pris pour cibles et rançonnés, d'hôpitaux et d'écoles écrasés sous les bombes, de gosses innocents tirés comme des lapins, de centres de la Croix-Rouge pilonnés, de villes et de villages rasés, d'entreprises de "purification ethnique", de viols, de tortures, se résoudra-t-on à reconnaître, simplement, que les Serbes ont gagné la guerre parce que les démocraties ont été lâches ?
Plus de 200 000 morts; plusieurs millions de personnes déplacées; les pires horreurs que le siècle ait connues, sur le Vieux Continent, depuis la chute du IIIe Reich: face à un tel bilan, ne voit-on pas que la moindre tentative de justification d'une prétendue "impuissance" occidentale confine à l'indécence ? "Une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d'agir - écrivait Charles Péguy - s'appelle une capitulation."
Voici deux attitudes qui illustrent, je crois, le drame du moment. D'un côté, le Japonais Akashi, représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU, toujours tout sourire. Il s'adresse, à mots feutrés, aux journalistes et reconnaît - suprême audace ! - que la situation est "très sensible et délicate". De l'autre côté, l'implacable général Mladic, chef militaire des Serbes de Bosnie. Ecoutez-le : "Depuis toujours, les frontières ont été tracées dans le sang. Actuellement, nous détenons 73,8 % du pays; c'est notre espace vital. Nous avons généreusement renoncé aux 26,2 % restants. Que les Croates et les Musulmans y bâtissent un Etat pour les Esquimos ou qu'ils se mettent eux-mêmes sur orbite, cela m'est totalement égal !" Deux versions antagoniques du monde : la tasse de thé contre le bazooka.
Lorsqu'on fera, à froid, l'autopsie de ce conflit, on découvrira que les démocraties n'ont pas démissionné par instinct mais - ce qui est pire - qu'elles ont édifié méthodiquement, poutre après poutre, l'armature de cette démission.
Longtemps, on nous a fait croire que les dirigeants serbes finiraient par devenir "raisonnables". On savait bien, pourtant, qu'il n'en serait rien. L'agression serbe est le fruit d'une minutieuse préparation. Depuis 1988, les responsables politiques de Belgrade n'hésitaient plus à présenter l'émergence d'une "Grande Serbie" comme un objectif à court terme : pourquoi se bouchait-on les yeux ? La même année, la proclamation de l'état de siège au Kosovo annonçait l'usage qui serait fait de la force, plus tard, en Slovénie, en Croatie, puis en Bosnie : pourquoi a-t-on tant tardé à dénoncer le péril ? Depuis septembre 1991, on connaît le rôle direct joué par Milosevic dans l'organisation de l'insurrection serbe en Croatie et en Bosnie : pourquoi s'est-on tu ? Et pourquoi la communauté internationale a-telle poussé la complaisance jusqu'à échafauder des "plans de paix" qui, en réalité, ratifiaient, consacraient, officialisaient, légitimaient les conquêtes serbes ?
Chaque fois que l'Occident cédait, on nous expliquait, par surcroît, qu'il serait injuste de fustiger la seule barbarie des Serbes, les atrocités étant dues à » toutes les parties en cause . Ce qui revient à dire que, puisque tout le monde est coupable, la sagesse consiste à ne châtier personne ! Une telle symétrie morale entre les divers acteurs du drame m'a toujours paru choquante. Certes, les Croates et les Bosniaques ne se comportent pas, eux non plus, comme des enfants de choeur. Mais il n'en demeure pas moins que les exactions qu'ils ont commises ou commettent encore ne sont que la conséquence de l'agression perpétrée par les Serbes. En constatant que, désormais, » tout le monde lutte contre tout le monde , veut-on insinuer que les Musulmans bosniaques, pour mériter notre compassion, auraient dû assumer docilement leur condition de victimes et se laisser "purifier", jusqu'au dernier, sans réagir ?
J'ajoute qu'à force de vouloir se dédouaner en mettant agresseurs et agressés dans le même panier, les Européens finiront par dévaluer la notion même de résistance. Ce qui ne les grandira guère et ne les aidera pas dans les conflits à venir...
Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que cette série d'aveuglements volontaires a donné des ailes à l'hégémonisme serbe. Ce qui est sûr, aussi, c'est que si l'on avait, il y a trois ans, suivi ceux qui proposaient "naïvement" de résister à l'agression, on n'en serait pas là. Mais résister à une agression militaire, à deux heures de vol de Maastricht, au coeur même d'un continent que Paul Valéry décrivait jadis comme la "partie précieuse de l'univers terrestre", quelle aberration !
Dès novembre 1991, au moment où saignait Vukovar, j'écrivais, dans Le Figaro, que l'Europe ne pouvait plus accepter de "cautionner l'infamie" et devait sans tarder "récuser toutes les annexions serbes". Je péchais par intransigeance !
Dès juin 1992, je suggérais, avec quelques autres, de recourir à des frappes aériennes sélectives (de vraies frappes, pas des piqûres de moustique !) contre les aérodromes serbes, les dépôts de munitions et de carburant, les concentrations de blindés et d'artillerie lourde - et cela, en Bosnie mais aussi en Serbie. J'étais un boutefeu !
En février 1993, je revenais à l'assaut. » En excluant a priori d'exercer la moindre pression militaire contre les Serbes, disais-je, on leur ôte toute raison de limiter leurs ambitions. J'étais un indécrottable pessimiste !
Les pessimistes, hélas, ont gagné.
Il y a environ deux ans, en Bosnie, dans une enclave encerclée par les Serbes, une petite fille au regard clair m'a dit : "Vous ne nous abandonnerez jamais, n'est-ce pas ?" Je pense souvent, ces jours-ci, à cet ange anonyme que la guerre a probablement emporté. Allez savoir pourquoi...
Patrick WAJSMAN