BOSNIE: LA MAIN INVISIBLE DE L'AMERIQUE
par Xavier Gautier
SOMMAIRE: Les rumeurs se multiplient. Mais impossible de prouver
que les États-Unis livrent des armes aux Bosniaques.
(Le Figaro, 2-12-1994)
Les Américains sont comme l'Arlésienne : tout le monde parle de leur présence en Bosnie-Herzégovine, mais personne ne les a vraiment vus.
Depuis que les Etats-Unis se sont retirés de la surveillance de l'embargo sur les armes à la Bosnie, ils ont été accusés - notamment par la France - de livrer clandestinement des armes au gouvernement de Sarajevo. The European, l'hebdomadaire britannique, a créé la sensation en titrant la semaine dernière: » Les États-Unis sont entrés en guerre en Bosnie. Pour preuves, le journal relevait la présence d'officiers en treillis de l'"US Army" sur les lignes de front, d'agents de la CIA infiltrés aux quatre coins du pays pour remettre en état un réseau de petits aéroports et organiser des camps d'entraînement dans les montagnes du centre du pays.
Un officier européen de la Force de protection de l'ONU confirme: "J'ai croisé quelques individus en uniforme parlant avec un fort accent yankee, à Tomislavgrad notamment." Mais il ajoute : "Je mentirais si je vous disais que j'ai des preuves que les Américains aident de façon significative l'armée bosniaque."
Assistance à la Croatie
Venus de Pennsylvanie ou de l'Etat de Washington, une poignée de "soldats de fortune" d'origine croate ou musulmane se battent aux côtés de l'armée bosniaque. Mais, depuis le début du conflit, il y a des mercenaires dans tous les camps. A Tuzla, deux employés d'une organisation humanitaire américaine ont récemment avoué qu'ils passaient des renseignements aux Musulmans. Et un conseiller militaire américain a été officiellement dépêché auprès de l'état-major conjoint croato-bosniaque à Sarajevo.
En fait, l' » engagement américain reste limité. La rénovation de l'aérodrome de Visoko, à 20 kilomètres au nordouest de Sarajevo, qui avait été portée au crédit de la CIA par de hauts responsables français, a été effectuée par l'armée bosniaque. Et, de l'avis des experts, la nouvelle piste de gravier est encore trop rudimentaire pour supporter les "Galaxys", chargés d'armes clandestines .
"En tant que force de maintien de la paix, remarque un officier britannique à Vitez, vous pensez bien que nous serions les premiers à dénoncer de telles infiltrations américaines, si elles existaient. Car elles menaceraient directement notre mission de paix." Ironique, il poursuit : "Les Américains n'ont jamais été réputés pour leur discrétion lorsqu'ils se lancent dans des opérations clandestines. S'ils étaient ici, nous les verrions."
Le journaliste new-yorkais David Rieff, auteur d'un livre très sévère L'Abattoir : l'échec de l'Occident en Bosnie (1), affirme que la CIA a financé, en faveur des Musulmans, d'importants achats de matériel militaire. Au cours des derniers mois, il a retrouvé des traces de ces emplettes sur le marché est-européen, en Argentine et en Inde. De passage à Sarajevo, David Rieff insiste : » La CIA utilise à sa guise une caisse noire richement dotée.
Mais où sont passées ces armes ? C'est la question que se pose un officier de la Forpronu chargé de recueillir des renseignements militaires en Bosnie. L'"armija" bosniaque a été très visiblement renforcée en équipement léger (uniformes, kalachnikovs, mortiers). » Il n'empêche, constate l'officier, quelle a été incapable d'éviter le désastre militaire du 5e corps dans la poche de Bihac.
Certains observateurs affirment avoir la preuve que les Américains dispensent également aux Bosniaques une "assistance tactique ou logistique importante". L'Otan aurait fourni des clichés aériens des positions d'artillerie serbes qui ont été pris par les appareils de surveillance Awacs de l'US Air Force. Cette assistance technique ne paraît guère plus efficace. Sur le front de Mostar, à Trnovo et à Vares (autour de Sarajevo), les forces bosniaques piétinent, après quelques succès initiaux, face à des Serbes considérablement mieux armés et organisés.
L'engagement américain doit donc être relativisé. Il semble que l'appui de Washington concerne essentiellement... la Croatie. Le 29 novembre, le ministre croate de la Défense, Gojko Susak, a signé en grande pompe à Washington un accord de coopération militaire avec les Etats-Unis. Ce traité, précise un diplomate américain, est destiné à "promouvoir la création d'une armée moderne et démocratique". Il permettra notamment aux meilleurs officiers croates d'effectuer des stages dans les académies militaires américaines.
Deux scénarios
Mais les Croates sont surtout demandeurs d'armes de haute technologie. Pas question, pour le Pentagone, de dispenser ce type d'aide à un pays toujours en guerre pour récupérer la province perdue de la Krajina et, plus discrètement, en Bosnie. L'embargo de l'ONU s'applique aussi à la Croatie.
En revanche, les militaires américains ont donné leur bénédiction à une entreprise de conseils "privée", basée en Virginie, le Military Professionnal Ressources Inc. Le MPRI a dépêché un groupe de 16 officiers en retraite à Zagreb. Selon le directeur du MPRI, l'ancien général Ed Soyster : "Notre action se limitera à dispenser une instruction aux officiers et aux sous-officiers croates, tout en respectant scrupuleusement l'embargo sur les armes."
Cet ancien chef du renseignement militaire américain (DIA) dément les informations selon lesquelles un codicille concernant l'armée bosniaque aurait été ajouté à l'accord militaire américano-croate. Ed Soyster précise : "Nous n'entretiondrons aucun camp d'entraînement secret pour les Musulmans, ni en Croatie ni ailleurs."
Promoteurs de la fédération croato-musulmane (signée en mars 1994), les Etats-Unis concentrent l'essentiel de leurs efforts sur l'armée croate, en espérant que cette aide profitera aussi aux Musulmans. Mais, au grand dam du ministre Gojko Susak, un ultranationaliste, ces fournitures restent largement symboliques. Critique de David Rieff : "Cette forme d'aide reflète parfaitement les hésitations de l'administration Clinton à sengager sur la Bosnie."
Les Casques bleus commentent abondamment les déclarations américaines qu'ils captent par la BBC ou par les antennes TV satellite. Ils savent que dans les couloirs du Congrès de Washington circulent actuellement deux projets sur un éventuel plan d'assistance aux forces bosniaques.
Une première version, chiffrée à 5 milliards de dollars, comporterait des livraisons d'armes lourdes aux Musulmans, en perspective d'une levée de l'embargo par l'ONU. Un second projet, plus réaliste et évalué à 400 millions de dollars, se traduirait par une aide ponctuelle : surtout des livraisons clandestines d'armes antichars et de matériel mieux adaptés au caractère rustique du conflit bosniaque.
Pour l'instant, "ces deux scénarios font partie du jeu politique entre républicains et démocrates", soutient encore David Rieff. Ces "effets de manche et déclarations d'intention" ne serviraient, à ses yeux, qu'à calmer l'opinion publique qui pousse son gouvernement à soutenir les Musulmans bosniaques... mais au moindre prix.
Pour l'instant, » ces deux scénarios font partie du jeu politique entre républicains et démocrates ", soutient encore David Rieff. Ces "effets de manche et déclarations d'intention" ne serviraient, à ses yeux, qu'à calmer l'opinion publique qui pousse son gouvernement à soutenir les Musulmans bosniaques... mais au moindre prix.
Quelque part en Bosnie centrale, un officier européen de la Forpronu a ce constat amer : " Les Américains roulent des mécaniques, mais c'est une attitude qui ne leur coûte pas cher. Pour l'instant, ce sont les Européens et les contingents de l'ONU qui continuent de faire le sale boulot sur le terrain."
Xavier GAUTHIER
(1): Slaughterhouse : Bosnia and the Failure of the West, à paraître chez Simon et Schuster, le mois prochain.