FRUITS AMERS
Editorial non signé
(Le Monde, 7-12-1994)
Il est effectivement facile de critiquer, » le cul sur sa chaise , la politique menée par les grandes puissances en Bosnie. Il est aussi compréhensible que le ministre français des affaires étrangères sorte de ses gonds, et du langage convenu, pour dénoncer cette attitude. Mais il est non moins évident que les faits donnent raison au président bosniaque Alija Izetbegovic et au violent réquisitoire qu'il a dressé lundi 5 décembre, à Budapest, contre la communauté internationale. Alain Juppé consacre l'essentiel de son temps, depuis qu'il est ministre, à tenter d'éviter la guerre à outrance en Bosnie. Il doit se démener non seulement avec les belligérants, mais avec les palinodies de la politique américaine, les réticences des militaires français, les hésitations du premier ministre et les convictions du président de la République sur la nature même du conflit.
Cette bataille tous azimuts, Alain Juppé l'a gagnée une fois, en février, au lendemain du massacre du marché de Sarajevo, en entraînant les alliés dans l'unique sursaut de fermeté dont ils ont été capables à ce jour face aux Serbes de Bosnie. Démonstration fut faite alors que les Occidentaux, s'ils veulent, peuvent se faire respecter.
Le ministre français a fait mine de rejouer la même bataille il y a dix jours, à propos de Bihac, mais avec un temps de retard et en la sachant sans doute perdue d'avance. François Mitterrand, à la différence du chef de la diplomatie, ne voulait pas d'un nouvel ultimatum contre les Serbes, alors que c'étaient les Musulmans qui avaient lancé l'offensive à Bihac, incités, estime-t-on à Paris, par les Américains. Que M. Izetbegovic se débrouille avec Washington ! , semblait dire l'Elysée. Et Washington se rapprocha du »profil bas défini depuis le début de la crise dans l'ex-Yougoslavie par les Européens.
C'est à cette ligne initiale, arrêtée par les Européens, que s'en est pris lundi M. Izetbegovic, en dénonçant Français et Britanniques comme »protecteurs des Serbes . De ces accusations, ni Paris ni Londres, quelles que soient leurs contributions à la FORPRONU et les sanctions économiques contre Belgrade, ne sont en mesure de se défendre. M. Mitterrand s'est félicité lundi de n'avoir pas pris part pour un camp, mais c'est précisément ce qui lui est reproché. Ne pas prendre parti pour un camp quand on est en présence d'une agression caractérisée, comme en Croatie puis en Bosnie, c'est prendre de facto le parti de l'agresseur.
Cet agresseur serbe, François Mitterrand n'a pas su trouver de mots forts pour le condamner. Vukovar était assiégée mais lui s'inquiétait surtout du sort de la minorité serbe de Croatie. Le nettoyage ethnique sévissait en Bosnie, mais lui mettait l'accent sur les »droits des minorités en général, oubliant que c'était la minorité serbe qui faisait régner la terreur sur la majorité des Bosniaques. C'est cette a proche initiale et la grande faiblesse des démocraties occidentales - leur incapacité à défendre leurs valeurs à leur portes - qui a donné naissance à la politique qui porte aujourd'hui ses fruits amers en Bosnie.