L'EUROPE RECULE A BIHAC
par Dominique Moïsi *
SOMMAIRE: Comment les Européens, confrontés au spectacle de leur impuissance en Bosnie, pourraient-ils continuer à croire que l'Europe de la sécurité passe par l'application des accords de Schengen?
(Libération, 9-12-1994)
"La guerre dans l'ex-Yougoslavie est un grand succès pour l'Europe. Nous avons réussi à surmonter nos divisions initiales. Les mécanismes de la solidarité communautaire ont bien fonctionné." Ces propos tenus il y a quelques semaines encore par un diplomate français occupant des fonctions centrales ne se voulaient pas provocateurs. Ce n'était pas l'autosatisfecit défensif d'un membre de l'establishment injustement attaqué. Non, une simple constatation d'évidence, l'affirmation d'un principe de base à partir d'une dualité essentielle. En Europe, aujourd'hui comme hier mais avec une signification différente, il ya Eux et Nous ou plutôt Nous et Eux.
En dehors d'actes humanitaires, et de paroles, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour Eux, ces tribus violentes et indisciplinées, sorties tout droit de notre Moyen Age. Mais pour Nous, en navigant au mieux, en surfant sur la vague des événements, nous pouvons maintenir une apparence de cohésion et d'unité, et contenir puis refermer sans trop de dommages pour Nous-Mêmes cet épisode incohérent de l'histoire européenne. L'opinion publique, d'abord indignée, aujourd'hui de plus en plus ouvertement résignée sinon indifférente, n'est-elle pas en train de donner raison, par la démonstration de sa lassitude, aux chantres du réalisme européen. Encore quelques semaines, encore quelques mois et il sera possible sans trop de remous, sans trop de conséquences électorales, de retirer discrètement nos forces présentes sur le terrain. Sinon dans l'honneur, tout du moins sans trop de déshonneur.
Ce schéma rassurant presque confortable ne présente qu'un inconvénient, celui d'être faux. Dans l'ex-Yougoslavie, les vaincus ce ne sont pas seulement Eux, c'est-à-dire, en fait, ceux qui ont perdu des territoires, et sans doute à terme ceux qui en ont gagnés, mais c'est aussi Nous. Nous, c'est-à-dire l'Occident dans son ensemble et l'Europe en particulier.
A Sarajevo et à Bihac, c'est l'Europe qui recule. comment les Européens, devant le spectacle de leur impuissance en Bosnie, pourraient-ils être convaincus que, pour Eux, l'Europe de la sécurité passe par l'application des accords de Schengen? C'est l'Europe de la sécurité, dans sa signification interne tout autant qu'externe, qui est mise à mal en Bosnie. Hier, le projet européen devait signifier plus de liberté pour l'ensemble du continent. Aujourd'hui, il est perçu par une partie toujours plus grande de l'opinion publique comme devant conduire à moins de sécurité. Au nom de quelle Europe les Européens devraient-ils aliéner une part précieuse de leur identité nationale. Pourquoi les jeunes Norvégiens auraient-ils dit oui à l'Europe de Sarajevo et de Bihac?
Rien ne divise plus que l'échec. A l'ombre de Sarajevo et de Bihac, c'est aussi, sur le plan diplomatique, une Europe anachronique qui ressurgit sous nos yeux. Lors de son récent séjour à Paris, une très haute personnalité russe pouvait sérieusement parler de l'existence de deux Europe, l'une autour de la Russie, de la Grande-Bretagne et de la France, des puissances si proches sur le conflit bosniaque reconstituant, en quelque sorte, la triple alliance de l'avant-Première Guerre mondiale. L'autre Europe, c'était pour lui l'Europe américaine, dominée, par délégation, par une Allemagne, décidément devenue trop centrale.
En pointillé, ce qui est remis en cause en Bosnie c'est tout le projet d'une Europe, dépassant ses divisions suicidaires pour constituer un ensemble cohérent et vigoureux sur la scène internationale. Par étapes, notre mélange d'impuissance et d'indifférence, et surtout nos divisions dans l'ex-Yougoslavie pourrait conduire au risque d'isolement de l'Allemagne. On peut certes se réjouir du rapprochement entre la France et la Grande-Bretagne, évoquer la solidarité des combattants et l'exemplarité de notre collaboration sur le terrain. Mais la distance nouvellement créée entre Londres et Washington, si elle affecte négativement l'avenir de l'Otan, ne saurait, à elle seule, garantir la participation britannique, pleine et entière, à une future défense intégrée européenne. On ne construit pas un grand projet à partir de la rencontre entre deux égoïsmes frileux.
Au-delà de l'Europe, c'est bien entendu la cohésion de l'Alliance atlantique et la crédibilité de l'Otan qui se trouvent contestées. Il serait vain d'établir une hiérarchie des blâmes, et les stéréotypes abondent de part et d'autre. A la dénonciation de l'Europe munichoise par Washington, répond le mépris par l'Amérique velléitaire et pusillanime encore dominée par le syndrome vietnamien, affichée par Londres et Paris. En 1991 c'est l'alliance du mauvais diagnostic (le statu quo en Yougoslavie peut être préservé) et du mauvais remède (la reconnaissance sans protection) qui constitua un mélange infernal. Les Etats-Unis, la France et la GrandeBretagne étaient coupables du diagnostic, les Allemands du remède.
Faire preuve de trop de cynisme, c'est faire preuve de naïveté. En cette fin d'année 1994 l'Europe est naïve à force d'égoïsme et de calculs. L'Amérique, pour sa part, combine un moralisme mou avec une inconsistance diplomatique sans précédent. L'Alliance atlantique a certes connu en 1956 avec suez par exemple d'autres crises plus graves peut-être encore qu'aujourd'hui. Mais il existait alors le ciment de la menace extérieure. orphelin de la menace soviétique, l'Europe et l'Alliance atlantique ne peuvent impunément aller d'humiliation en échec.
Dans l'ex-Yougoslavie, ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement Eux, le sort de populations civiles victimes de la guerre et, accessoirement la morale et le droit. C'est aussi Nous et la survie des deux piliers de la construction d'une Europe démocratique et prospères l'Union européenne et l'Alliance atlantique.
Le choix n'est pas comme certains le disent entre la justice et la paix! Les Américains ayant choisi la justice, les Européens la paix: en fait, l'acceptation de l'injustice totale aujourd'hui ne pourra que contribuer à la poursuite et à l'élargissement de la guerre demain. S'il n'existe plus aujourd'hui de bonnes solutions, s'il n'est pas possible d'envisager autre chose que le moins mauvais des choix pourquoi se résigner au pire, c'est-à-dire l'addition de la lâcheté, de l'impuissance et de la division?
Dominique MOISI
* directeur adjoint de l'Institut français des relations internationales et rédacteur en chef de Politique étrangère