LA POLITIQUE DU PIRE
par Marc Kravetz
(Libération, 9-12-1992)
Une fois prononcé le verdict contre les huit députés kurdes, madame le Premier ministre de Turquie a sobrement commenté » La justice turque est indépendante. En aurait-on douté ? Certes, si l'on prend à la lettre la procédure du tribunal d'Ankara, les huit parlementaires ont selon la formule, » sauvé leur tête . Ils ne le doivent cependant ni à l'habileté de leurs avocats, qui ont boycotté l'audience, ni à la qualité de leur propre défense - ils avaient renoncé à toute déclaration. Une petite manipulation de la procédure a suffi.
Accusés de » séparatisme et d'» atteinte à la sûreté de l'Etat , les huit parlementaires étaient jugés au nom de l'article 125 du code pénal turc qui prévoit la mort pour peine maximale, et le procureur de l'Etat, Nusret Demiral, n'en imaginait évidemment pas d'autre à l'heure de requérir. Puis, miracle, la cour s'est soudain avisée que les accusés n'étaient en réalité coupables qu'au regard d'autres articles qui punissent » seulement de quinze ans de prison la » constitution de bande armée , voire moins s'il s'agit seulement d'aide ou de complicité avec ladite bande.
Le cas des huit parlementaires, on le sait, ne relevait en vérité d'aucun des articles du code pénal. Ainsi, l'acte d'accusation contre Leyla Zana (quinze ans de prison) entendait par crimes »majeurs des conférences données lors d'invitations officielles à Washington ou en Europe et une phrase prononcée en kurde devant le Parlement de Turquie, laquelle vantait l'amitié traditionnelle entre les peuples turcs et kurdes... Les »crimes de ses coïnculpés étaient exactement de même nature.
Il n'y a pas eu de miracle mais un très mauvais compromis entre les pressions internationales et les visées européennes de la Turquie, d'une part, les exigences des militaires et de la droite nationaliste turque de l'autre, entre l'acquittement pur et simple, au nom de la justice, sinon du bon sens, et les potences avec lesquelles les généraux entendent résoudre la » question kurde .
Au final, un verdict aussi inique qu'absurde et qui sera entendu comme un encouragement à l'action violente. Ce à quoi précisément s'opposaient Leyla Zana et ses collègues condamnés. Le PKK n'aura lui que des raisons de s'en réjouir. Les militaires ne s'en plaindront qui, à la faveur de dix ans de guerre au Kurdistan turc, ont récupéré l'essentiel du pouvoir, et les islamistes encore moins, dont le parti ne cesse de gagner en influence depuis l'interdiction des partis kurdes légaux. Si madame Ciller a pensé qu'une telle décision de justice relevait d'une grande politique, celle-ci porte un nom malheureusement connu la politique du pire.
Marc KRAVETZ