L'EX-YOUGOSLAVIE ET NOUS
lettre ouverte au nouveau président de la Republique
par Christian Lambert
(Liberation, 23/5/95)
Un chef d'Etat reste dans ]'Histoire par la façon dont il a mené les relation, internationales de son pays. Votre prédécesseur, par la politique qu'il a conduite dans l'ex-Yougoslavie, s'est forgé une réputation détestable. Il vous appartient de changer du tout au tout de politique.
Les faits sont là. On ne peut plus tergiverser. Ou l'on fait en sorte que les résolutions des Nations unies soient appliquées par la force dont on dispose, ou bien si, comme c'est le cas jusqu'ici, on ne le veut pas, que l'on en tire les conséquences et que l'on se retire.
Selon un état publié en juin 1994 par le ministère bosniaque de la Santé et des Affaires sociales, on comptait en Bosnie-Herzégovine, un total de 143.561 tués identifiés en deux ans. Dans la seule Bosnie, on dénombrait 16.900 enfants tués, souvent délibérément. Le monde, apparemment, s'en soucie moins que des bébés phoques. Dans la capitale, Sarajevo, on avait dénombré à la même date 9.992 tués dont 1.585 de moins de 18 ans. Si le nombre des disparus n'est pas encore arrêté avec certitude, on compte sur le territoire bosniaque, un total de 185.512 blessés dont 34.293 de moins de 18 ans. A Sarajevo même: 58.304 blessés dont 14.822 de moins de 18 ans, Enfin, le ministère bosniaque a enregistré 12.000 personnes frappées par une invalidité permanente.
Pour les seules Krajinas, territoire croate contrôlé par les Serbes, l'association des victimes du génocide assure que sur une population non serbe de 150.000 personnes, 1 00.000 ont été chassées de leurs foyers, 40.000 ont été tuées, 5.000 femmes ont été violées, 137 édifices religieux musulmans et catholiques ont été détruits, 47 camps de concentration ont été localisés. Il en existerait encore 3 avec 600 prisonniers.
Le Haut-Commissariat pour les réfugiés a publié, il y a six mois, que 2.700.000 personnes étaient déplacées ou assiégées en Bosnie-Herzégovine, auxquelles s'ajoutent selon le HCR, 1.300.000 réfugiés en Croatie, en Serbie et au Monténégro, soit: quatre millions de réfugiés.
La commission d'Etat bosniaque sur les crimes de guerre commis dans l'ex-Yougoslavie a, quant à elle, publié le bilan suivant: 969 mosquées, 171 églises catholiques, 1 0 églises orthodoxes et 4 synagogues ont été détruites. De plus, le cimetière juif de Sarajevo, classé monument historique, sert de base de tir aux Serbes. A ces chiffres, il faut ajouter encore 457 villages incendiés: autant d'Oradour. 357 camps et lieux de détention dont la moitié fonctionneraient encore aujourd'hui ont été cités par la commission.
Tous ces crimes ont été commis non pas dans une loin taine République tropicale, mais à deux heures d'avion de Paris, capitale, dit-on, des droits de l'homme et sous les yeux de quelque 40.000 Casques bleus de l'ONU dont près de 5.000 soldats français chargés de maintenir la paix,, et de faire appliquer les 65 résolutions successives votées en ce sens par le Conseil de sécurité de l'ONU dont tout le monde se moque éperdument. Telle est la situation et que ceux qui pensent que j'exagère, lisent les dix rapports établis depuis 1992 par M. Tadeutz Mazowiecki, ancien Premier ministre de Pologne, rapporteur spécial de la commission des droits de l'homme de l'ONU. Ils sont accablants pour les Serbes.
Si, malgré tout cela, rien ne devait changer, alors, il vaudrait mieux se dispenser de parler de l'Europe, car enfin ayonsl'honnêtetë de la reconnàitre, l'Europe dans cette crise s'est discréditée. Elle aura affiché aux yeux de tous son impuissance subie, son impuissance voulue, sa partialité et ses divisions. L'Europe, ce ne sont pas seulement des incantations et des gloses infinies sur les critères de Maastricht et les prochaines étapes de l'Union européenne, c'est avant tout la sécurité et la paix sur le terrain et non pas dans le tourbillon des conférences internationales.
A quoi servirait une savante architecture dessinée par des milliers de fonctionnaires, d'experts, de diplomates alors qu'elle serait bâtie sur le constant séisme de guerres ethniques comme celle que connait la Bosnie depuis trois ans et qui, en toute logique, va s'étendre?
Je me souviens de ce qu'a déclaré l'un de nos officiers au soir du massacre du marché de Merkale dans la capitale bosniaque, le 5 février 1994: L'Europe est morte à Sarajevo. Soyons clair. Nous ne pouvons plus accepter de perdre des hommes à la petite semaine comme si c'était une simple formalité, de dilapider des crédits des armées comme si nous en avions trop, de perdre notre crédibilité alors que votre ambition, monsieur le Président, est que la France soit le phare du monde.
En janvier 1994, le général d'armées Jean Cot commandant la Forpronu dans toute l'ex-Yougoslavie, excédé par la politique qu'on lui faisait mener, déclarait: ... Pour ne parler que des Serbes, je considère que cette volonté délibérée d'humilier le bras armé de la communauté internationale a atteint des limites que je ne peux plus supporter. Le général Cot demandait en même temps qu'on l'autorise à utiliser les moyens de défendre ses hommes. Il a été aussitôt limogé.
Croyez-vous, monsieur le Président, que le général de Gaulle dont vous vous réclamez aurait accepté de laisser l'an-née française humiliée de la sorte et d'être pendant des années prisonnier d'une situation qu'il n'aurait pu en rien contrôler?
Désormais, les bonnes paroles ne pourront plus tromper personne. Le plus grand dérèglement de l'esprit, écri-vait Bossuet, est de prendre les choses pour ce qu'on voudrait qu'elles soient et non pour ce qu'elles sont. La Constitution vous donne des pouvoirs exceptionnels. C'est à vous, monsieur le Président, de décider.