UNE LOURDE VIOLATION DU DROIT INTERNATIONAL
En imposant l'embargo sur les armes, le Conseil de sécurité a manifestement outrepassé ses pouvoirs
par Paul. R. Williams
(Le Monde, 29/06/95)
LE 25 septembre 1991, les Nations unies ont imposé un embargo sur les armes dans l'ancienne Yougoslavie avec pour objectif affiché de promouvoir la paix et la sécurité dans les Balkans. Mais, depuis plus de trois ans et demi, l'embargo n'a pas atteint son but. Au contraire, il a permis le nettoyage ethnique, le génocide et le démantèlement d'un Etat membre de l'ONU.
Reconnaissant l'injustice qu'il y a en soi à n'appliquer l'embargo qu'au belligérant le plus désavantagé, et son échec prévisible à promouvoir la paix et la sécurité désirée en Bosnie, beaucoup d'Etats se demandent aujourd'hui s'il ne serait pas plus sensé de lever cet embargo et de permettre au gouvernement bosniaque d'assurer sa propre défense.
Certains Etats européens, sous la conduite de la Grande-Bretagne et de la France, croient que créer un équilibre du pouvoir dans les Balkans par la partition de la Bosnie, avec d'une part la Croatie et de l'autre la Serbie, est le seul moyen d'arriver à la paix et à la stabilité. La levée de l'embargo saboterait leurs plans en fournissant à l'armée bosniaque, forte de 100 000 hommes, la capacité de défendre véritablement l'intégrité territoriale de son pays. Ces Etats affirment que l'embargo sur les armes ayant été voté par le Conseil de sécurité, toute démarche unilatérale visant à le lever se ferait en violation de la législation internationale.
En fait, les Etats favorables à la levée de l'embargo le sont conformément à la législation internationale, alors que les partisans de son maintien violent certains principes les plus élémentaires de la justice, ainsi que la loi.
Bien que ses résolutions soient, de manière générale, considérées comme irrévocables selon la législation internationale, le Conseil de sécurité n'est pas audessus des lois. D'après la Charte des Nations unies, ces résolutions n'ont de valeur que dans la mesure où elles sont conformes aux principes de justice et à la législation internationale.
Parce que l'embargo sur les armes ne peut être soumis à une instance juridique indépendante, les Etats membres des Nations unies doivent eux-mêmes décider de sa légalité.
L'embargo sur les armes viole le droit légitime pour la Bosnie d'assurer sa propre défense. Le droit de se défendre est pour un Etat l'un des plus fondamentaux. Les articles 2 et 51 de la Charte des Nations unies, qui le reconnaissent, codifient ce droit.
Quand le Conseil de sécurité intervient en matière de Paix et de sécurité, il se doit de le faire dans les limites, à la fois dela Charte des Nations unies et des droits légitimes de ses Etats membres. Ainsi les résolutions du Conseil de sécurité peuvent-elles coexister avec le droit de la Bosnie d'assurer sa propre défense, mais elles ne peuvent réduire ce droit. En imposant à la Bosnie un embargo sur les armes qui l'empêche de défendre son territoire et de protéger sa population d'un nettoyage ethnique encouragé de l'étranger, le Conseil de sécurité a manifestement outrepassé ses pouvoirs.
Le Conseil de sécurité n'a pas acquis le droit de la Bosnie à se défendre. La Charte des Nations unies énonce qu'un Etat peut exercer le droit qu'il a de se défendre jusqu'à ce que le Conseil de sécurité prenne des mesures nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité au niveau international . Ainsi certains Etats européens affirment-ils que le Conseil de sécurité ayant voté 55 résolutions et déployé des soldats de la paix en Bosnie, celle-ci n'a plus le droit d'assurer sa propre défense.
Les Etats qui avancent cet argument oublient que la Charte requiert du Conseil de sécurité qu'il exerce un rôle effectif pour promouvoir la paix et la sécurité, avant de pouvoir se substituer à un Etat et à son droit légitime de se défendre. Bien que le Conseil de sécurité ait noirci beaucoup de papier sur la question bosniaque, il n'y a ni paix ni sécurité en Bosnie, mais bien le nettoyage ethnique et la menace de famine.
L'embargo sur les armes viole de nombreuses autres résolutions du Conseil de sécurité. Beaucoup des 55 résolutions votées par le Conseil depuis l'imposition de l'embargo sur les armes ont créé des obligations incompatibles avec le maintien de l'embargo. Nombre d'entre elles, par exemple, appellent les Etats membres et tous les Etats concernés (en particulier le gouvernement bosniaque) à prendre toutes les mesures nécessaires, y compris par la force, pour faciliter le libre acheminement de l'aide humanitaire et assurer la protection de plusieurs zones de sécurité. Le maintien de l'embargo sur les armes empêche le gouvernement bosniaque d'assurer la nécessaire protection de ses unités civiles qui tentent d'apporter de l'aide aux nationaux de. Bosnie et l'empêche de défendre efficacement les dites zones de sécurité - zones que les Nations unies non seulement ne parviennent pas à protéger correctement, mais songent même à abandonner.
L'embargo sur les armes viole la Convention des Nations unies sur le génocide. Cette convention, adoptée après les atrocités de la deuxième guerre mondiale, exige des Etats qu'ils empêchent et punissent le crime de génocide. Bien qu'il y ait débat sur la réalité d'un génocide en Bosnie (le gouvernement britannique affirme aujourd'hui que la Bosnie était au bord du génocide au moment de l'envoi des troupes des Nations unies), le tribunal pour crimes de guerre en Yougoslavie, expert juridique en la matière, a estimé que des crimes de génocide avaient été commis en Bosnie et a inculpé plus de vingt criminels de guerre. Les Etats partisans de l'embargo, qui refusent au gouvernement bosniaque les moyens de protéger ses nationaux du génocide, se rendent ainsi coupables de complicité - crime que punit la Convention sur le génocide.
Bien qu'adéquat lors de son adoption, l'embargo sur les armes ne se justifie plus. Devant son illégalité manifeste, la question se pose de savoir comment il a pu être décidé. Sa mise en place en septembre 1991 était, à l'origine, conforme à la législation internationale, la Yougoslavie ayant consenti à une telle mesure- l'ayant réclamée, en réalité. Le pays n'était pas alors victime d'une attaque armée, encouragée par l'étranger, et conservait d'importantes réserves d'armes pour assurer avec efficacité sa propre défense. Cependant, après la sécession de la Bosnie, sortie de la Yougoslavie en mars 1992, et son admission aux Nations unies en mai, l'embargo sur les armes ne pouvait plus légitimement s'appliquer à la Bosnie pour plusieurs raisons : la Bosnie n'avait pas consenti à l'embargo, mais s'y était énergiquement opposée ; elle faisait l'objet d'une agression militaire directe, soutenue par ses voisins ; cette agression avait pour but l'adoption d'un programme de nettoyage ethnique; enfin la Bosnie ne dis
posait pas du minimum de stock d'armes défensives pour assurer sa protection.
Dans le cas de la Bosnie, le droit à sa propre défense implique que lui soit autorisée l'acquisition d'armes défensives. Bien que, dans certaines circonstances, le droit de se défendre n'implique pas nécessairement celui de recevoir des armes, tel n'est pas le cas de la Bosnie. Elle est menacée de disparition, les 32 % du territoire qu'elle contrôle étant soumis à un siège de caractère moyenâgeux. La Bosnie sera sans doute rayée de la carte, en même temps que ses nationaux, les Bosniaques, à moins ne les Etats membres des Nations unies ne lui permettent de défendre convenablement son territoire et ses habitants. La protection du territoire et des habitants d'un Etat étant au coeur du concept de défense nationale, le droit de la Bosnie à sa propre défense passe par sa capacité à acquérir des armes.
La levée unilatérale de l'embargo sur les armes par des Etats membres des Nations unies n'affecte pas la poursuite des autres embargos sur les armes décidés par les Nations unies. Certains Etats prétendent que prononcer l'illégalité de l'embargo sur les armes en Bosnie aboutira à la levée des autres embargos sur les armes décidés par les Nations unies, comme pour l'Irak et la Libye. Ces affirmations ne prennent pas en compte la différence majeure qui sépare juridiquement un Etat victime tel que la Bosnie d'Etats prédateurs.
En dépit de l'évidente illégalité de l'embargo sur les armes, et de son indéniable échec à apporter la paix et la sécurité dans les Balkans, le Conseil de sécurité semble n'avoir toujours pas la volonté politique de donner au gouvernement bosniaque la possibilité de se défendre. Ses Etats membres doivent donc par eux mêmes - soit individuellement, soit collectivement - faire en sorte de lever cet embargo et condamner ceux qui continuent de le soutenir contre le principe de justice et en violation de la législation internationale.