AU-DELA DE LA BOSNIE
Une conception paranoïaque du passé permet aux Serbes de blâmer tout le monde, sauf eux.
par Michel Tatu
(Le Monde, 01/07/95)
L'IMPUISSANCE de la communauté internationale face à la guerre en Bosnie n'est plus à démontrer. Les commentateurs n'avaient d'ailleurs pas attendu la récente prise en otage de centaines de casques bleus par les Serbes pour dénoncer, comme Bob Dole, le chef de la majorité républicaine au Sénat, une situation qui permet à la mal nommée Force de protection des Nations unies de fournir aux agresseurs des otages bien commodes (Foreign Policy, printemps 1995).
Christoph Bertram relève à ce propos un paradoxe: L'organisation militaire la plus puissante du monde [l'OTAN] ne pouvait agir que sous le contrôle de l'organisation la moins imposante du monde [l'ONU] , écrit-il dans Politique étrangère (printemps 1995); De là l'inefficacité des fameuses frappes aériennes de l'OTAN qu'Edward Luttwak explique ainsi dans Foreign Affairs (mai-juin 95): il s'est agi à chaque fois de bombardements ponctuels (on tire une fois puis on s'en va), alors que seuls des raids systématiques, effectués jour après jour, avaient une chance de faire taire les canons serbes autour de Sarajevo par exemple.
A noter aussi l'article dévastateur que la même revue avait publié dans son précédent numéro (mars-avril) sous la plume de Warren Zimmerman, qui fut le dernier ambassadeur américain à Belgrade, de 1989 jusqu'au début de la guerre. Une conception lugubre, paranoïaque et serbo centriste du passé permet aux Serbes de blâmer tout le monde, sauf eux, pour tout ce qui ne va pas, dit l'auteur de ce peuple par ailleurs talentueux et énergique. Il s'en prend tout particulièrement aux intellectuels nationalistes drapés dans le manteau d'augustes académies qui dominent le paysage à un point qui fait dire à un de ses interlocuteurs de Belgrade. Vous aussi, Américains,
seriez devenus nationalistes et racistes si vos médias étaient totalement dans les mains du Ku Klux Klan.
Warren Zimmerman est sévère pour Slobodan Milosevic, un homme d'une froideur extraordinaire, mû par le pouvoir plus que par le nationalisme, plus encore pour Radovan Karadzic, qu'il n'hésite pas à comparer à Himmler (Son mépris de la vérité était total (...) Sa philosophie de l'apartheid était aussi extrême que tout ce qu'on a imaginé en Afrique du Sud), mais aussi pour le président croate Franjo Tudjman. Ni Milosevic ni Tudjman, écrit-il, n'ont jamais fait aucun effort pour me cacher leurs visées sur la Bosnie. En tant que région où Serbes, Croates et musulmans avaient coexisté plus ou moins pacifiquement pendant des siècles, la Bosnie était un affront et un défi pour ces deux adeptes de la suprématie ethnique.L'ancien ambassadeur reconnaît comme son erreur majeure le fait de n'avoir pas recommandé un bombardement contre les Serbes dès octobre 1991, lors de leur attaque contre Dubrovnik.
Le rôle de Washington reste donc déterminant, mais plutôt dans le passé et dans l'avenir que dans le présent. Si personne parmi les auteurs américains ne plaide pour une participation à la Forpronu, plusieurs rappellent que les Etats-Unis ont une responsabilité, notamment celle d'empêcher l'extension du conflit vers le Sud, ce qui ne manquerait pas de se produire en cas de révolte des Albanais du Kosovo et d'éclatement de la Macédoine, où vit une forte minorité albanaise. Rappelant que 500 marines sont stationnés dans cette dernière République, Misha Glenny estime, dans Foreign Affairs (mai-juin) que la Macédoine est en train de suivre le même chemin que la Bosnie, tout en étant encore moins bien équipée qu'elle pour y faire face .
Auquel cas, selon elle, commenceront toute une série de conflits, distincts de ceux du nord des Balkans, opposant un axe Belgrade-Athènes à une alliance turco-albanaise. Déjà la Grèce, membre de l'OTAN, est en litige avec trois de ses voisins sur quatre, alors que la Tùrquie, autrefois rempart contre l'expansion sovietique,garde la même importance aujourd'hui en tant que barrage à l'influence irakienne et iranienne. Et le même auteur de rendre hommage au travail discret mais efficace des ambassadeurs américains en Albanie, Macédoine, Grèce et Tùrquie: face à une Union européenne en faillite, conclut-elle, les Etats-Unis ont fait davantage que n'importe qui dans les Balkans du Sud et doivent être félicités de leur perspicacité.