ASSERBISSEMENT OCCIDENTAL
En Bosnie, nous combattons les Serbes (sans excès) au nom d'une Europe multiculturelle, mais ce qui est sacrifié, c'est justement l'autre culture, celle qui s'oppose à un ordre mondial indifférent et sans valeurs.
par Jean Baudrillard
(Libération, 03/07/95)
Au prix d'un effort surhumain et de trois ans de massacres épars, mais surtout au terme d'une humiliation des forces de la communauté internationale -enfin quelque chose d'insupportable- il semble que l'opinion occidentale ait enfin reconnu, contrecoeur et avec toutes les réserves possibles, que les Serbes étaient les agresseurs. Il semble qu'avec cette reconnaissance on soit allé le plus loin possible dans la fermeté et la lucidité -le fait est qu'on est enfin arrivé au point de départ de la guerre. Même ceux qui ont depuis longtemps, contre la doctrine officielle des belligérants, dénoncé cette agression des Serbes, fêtent ce virage de position comme une victoire, espérant naïvement qu'a' partir de là il n'est plus d'autre issue pour les puissances occidentales que de mettre fin à cette agression. Il n'en sera rien évidemment, et cette reconnaissance toute platonique des bourreaux comme bourreaux n'entraîne pas du tout celle des victimes comme victimes. Pour se leurrer la-dessus il faut tout l'idéalisme év
angélique de ceux qui estiment que le fond du ridicule et du déshonneur a été atteint et en appellent un sursaut des puissances internationales et d'une Europe suicidaire, sans s'étonner un seul instant de la vanité de leurs efforts, qui vaut bien l'hypocrisie à perpétuité des politiciens. Car la récrimination va de pair avec le crime, et les deux prolifèrent ensemble dans une orchestration interminable de l'événement. Puisque la conscience occidentale prend sur elle le deuil de la situation, puisqu'elle monopolise la fois l'hypocrisie et les bons sentiments, on ne voit pas pourquoi l'assassin, lui, ne garderait pas le monopole de l'arrogance et du crime.
En fait ni la gesticulation grotesque des forces internationales ni la déploration écoeurée des syndics de la bonne cause ne sauraient avoir d'effet réel, parce qu'on n'a pas franchi le pas décisif, le pas ultime dans, l'analyse de la situation et que ce pas, personne n'ose ni ne veut le franchir. Il serait de reconnaître que les Serbes sont non seulement les agresseurs, ce qui enfonce une porte ouverte, mais qu'ils sont nos alliés objectifs dans cette opération de nettoyage d'une future Europe délivrée de ses minorités gênantes et d'un futur ordre mondial délivré de toute contestation radicale de ses propres valeurs -celle de la dictature démocratique des droits de l'homme et de la transparence des marchés. Dans tout cela c'est la considération du mal qui est en cause. Avec la dénonciation des Serbes comme psychopathes dangereux, nous nous faisons forts d'avoir localisé le mal sans douter un seul instant de la puretéde nos intentions démocratiques. Nous estimons avoir tout fait en désignant les Serbes comme
les méchants -mais pas comme les ennemis. Et pour cause, puisque sur le front mondial, nous les Occidentaux, les Européens, combattons exactement le même ennemi qu'eux: l'islam, les musulmans. Partout, en Tcéhtcéhnie avec les Russes (même tolérance honteuse et exterminatrice); en Algérie, o nous dénonçons le pouvoir militaire tout en le soutenant logistiquement à fond (là bas comeme par hasard les bonnes âmes qui stigmatisent en Bosnie la doctrine officielle des belligérants usent exactement du meme langage: terrorisme d'Etat contre terrorisme fondamentaliste -équivalence du mal- et nous, là, spectateurs impuissants de cette barbarie. Comme si le terrorisme d'Etat n'était pas notre terrorisme, nous l'exerçons déjà chez nous à doses homéopathiques). Bref on peut bien bombarder quelques positions serbes avec des obus fumigènes, mais on n'interviendra jamais véritablement contre eux, puisqu'ils font fondamentalement le meme travail que nous. On casserait bien plutôt les reins aux victimes, s'il le fallait, pou
r régler le conflit. Les victimes sont bien plus gênantes que les bourreaux lorsqu'elles font mine de se défendre, et vous verrez que ce sont eux, les Musulmans bosniaques, que la Force rapide d'intervention sera bientôt forcée de liquider et de neutraliser -dans le cas d'une offensive musulmane d'envergure, c'est alors qu'on verra la force internationale devenir vraiment efficace.
Voilà la vraie raison pour laquelle cette guerre est interminable. Réfléchissons bien: sans cette complicité profonde, en dépit de toutes les apparences (mais les apparences, dans leur ambiguïté, parlent d'elles-mêmes), sans cette alliance objective (sans être pour autant voulue ou délibérée), il n'y a aucune raison pour que cette guerre ne soit pas déjà finie. C'est exactement le meme scénario qu'avec Saddam Hussein: nous l'avons combattu avec force déploiement médiatique et technologique -il n'en tait pas moins, et il le reste, notre allié objectif. Vitupéré, dénoncé, stigmatisé au nom des droits de l'homme, mais néanmoins notre allié objectif contre l'Iran, contre les Kurdes, contre les Chiites. C'est une des raisons d'ailleurs pourquoi cette guerre (du Golfe) n'a jamais vraiment eu lieu: c'est que Saddam n'a jamais été notre véritable ennemi. Ainsi en est-il avec les Serbes, que nous couvrons en quelque sorte en les mettant au ban de l'humanité, tout en continuant leur laisser faire leur travail.
Tout le problème est de convaincre les Bosniaques de la responsabilité de leur propre malheur. Si on n'y arrive pas par la diplomatie, comme on essaie de le faire depuis deux ans; il faudra bien le faire par la force. Il faudrait quand meme essayer de voir ce qui se passe derrière l'immense trompe-l'oeil, derrière la langue de bois de l'humanitaire, du militaire et de la diplomatie. Dans tout conflit il faut distinguer ce qui est combattu -c'est le niveau proprement politique de la guerre- et ce qui est sacrifié, ce qui est proprement liquidé et balayé, et qui reste l'enjeu le plus profond et l'objectif final; quoiqu'inavoué souvent, et par-delà les adversaires de toutes les guerres. Ainsi dans la guerre d'Algérie nous avons combattu l'armée algérienne, mais ce qui a été véritablement sacrifié dans le conflit c'est la révolution algérienne -et cela, nous l'avons fait avec l'armée algérienne (et nous continuons de le faire). En Bosnie, nous combattons les Serbes (sans excès) au nom d'uneEurope multiculturelle
, mais ce qui est sacrifié dans l'occasion, c'est justement l'autre culture, celle qui s'oppose en valeur à un ordre mondial indifférent et sans valeurs. Et cela, nous le faisons avec les Serbes.
L'impérialisme a changé de visage. Ce que l'Occident veut imposer désormais au monde entier, sous couvert de l'universel, ce ne sont pas ses valeurs, complètement disjonctées, c'est justement son absence de valeurs. Partout où survit, où persiste quelque singularité, quelque minorité, quelque idiome spécifique, quelque passion ou croyance irréductible, et surtout quelque vision du monde antagoniste, il faut imposer un ordre indifférent -aussi indifférent que nous le sommes à nos propres valeurs. Nous distribuons généreusement le droit à la différence, mais secrètement, et cette fois inexorablement, nous travaillons à produire un monde exsangue et indifférencié.
Ce terrorisme là n'est pas fondamentaliste: il est justement celui d'une culture sans fondement. C'est l'intégrisme du vide. Cet enjeu est au-delà des formes et des péripéties politiques. Ce n'est plus un front, ce n'est plus un rapport de forces, c'est une ligne de faille transpolitique, et cette ligne de, faille passe aujourd'hui primordialement par l'Islam -mais aussi au coeur de chaque pays dit civilisé et démocratique, et certainement même au fond de chacun de nous.