L'AGONIE PROGRAMMEE DES ZONES DE SÉCURITÉ
Srebrenica fut la première enclave protégée par l'ONU en 1993. Sans moyens et sans réelle volonté.
par Hélène Respic-Popovic et Marc Sémo
(Libération, 12/07/95)
Le tardif sursaut d'indignation du général français Philippe Morillon transforma il y a deux ans Srebrenica en symbole. Les Serbes ont profité de l'abaissement de la garde de la communauté internationale pour lui donner le coup de grâce. C'est pour sauver cette petite ville de montagne, au coeur d'une enclave assiégée par les Serbes dans l'est de la Bosnie, alors sur le point de tomber, que fut improvisé dans l'urgence le concept de zone de sécurité, sous la théorique protection des Nations unies.
Il fut formalisé par une résolution du 16 avril 1993 du Conseil de sécurité, et étendu un mois plus tard à d'autres enclaves de l'est, Zepa ou Gorazde, Bihac à l'ouest, ainsi qu'aux grandes villes comme Tuzla et Sarajevo.
Si l'officier supérieur français, commandant des Casques bleus en Bosnie, n'avait pas été retenu par les habitants au désespoir, s'il ne s'était à ce point senti personnellement engagé, cette enclave serait alors tombée aux mains des Serbes dans l'indifférence générale comme ce fut le cas deux mois plus tôt pour les vallée; voisines de Koljevic Polje et Cerska.
Les gens de Srebrenica, comme ceux des autres enclaves de l'est de la Bosnie, sont les derniers rescapés du nettoyage ethnique mené par les forces serbes d'une façon particulièrement systématique, dans une région qui avant guerre était peuplée en majorité de Musulmans.
Les Serbes de Paie comme ceux de Belgrade, dont l'armée mena directement les offensives du premier printemps de la guerre, ne pouvaient accepter cette situation dans une région stratégique contiguë de la Serbie. Il fallait garantir la continuité territoriale entre la Yougoslavie de Slobodan Milosevic et les territoires de la République serbe autoproclamée en Bosnie de Radovan Karadzic. Les trois dernières poches musulmanes de l'est, sauvées in extremis, représentent toujours une épine dans le pied des Serbes. Leurs combattants fixent là des milliers de soldats serbes, de plus en plus nécessaires ailleurs au moment où l'armée bosniaque les harcèle tout au long des 1.300 kilomètres de front.
Radovan Karadzic, le président des Serbes bosniaques, et son chef militaire, le général Ratko Mladic, tous deux sous enquête du Tribunal international de l'ONU pour crime de guerre et crime contre l'humanité, n'ont jamais caché leur volonté de réduire ces poches. Par la force, comme en témoigne l'offensive de ces derniers jours, lancée avant que la Force de réaction rapide ne soit déployée. Ils avaient dans un premier temps misé sur la faim, la misère, la précarité. De vastes camps à ciel ouvert, selon la formule d'un représentant du HCR, où la vie deshabitants se réduit à une élémentaire survie biologique. A Srebrenica, comme dans les autres enclaves, les convois d'aide humanitaire n'entraient qu'au compte-gouttes aptes de laborieux marchandages. Les assiégeants laissaient passer un minimum de farine ou d'huile, mais jamais de semences ni de matériel de construction ou d'adduction d'eau. En un mot, rien de ce qui aurait pu permettre aux habitants d'envisager un avenir. Les Serbes ne pouvaient dévoiler plus
clairement quelles étaient leurs réelles intentions. Ils comptent maintenant sur 1 NU pour évacuer vers les territoires sous contrôle de Sarajevo les civils menacés du pire. Le travail de nettoyage ethnique sera ainsi achevé.
Même proclamées zones de sécurité, les enclaves embarrassent aussi la communauté internationale. Les organisations humanitaires, qui ont de plus en plus de mal à les ravitailler. Les diplomates, qui, dans leurs projets de découpages territoriaux accompagnant tout nouveau plan de paix, sont obligés de les faire figurer et d'imaginer des corridors leur assurant, au moins sur le papier, une vague viabilité. Les militaires enfin, ceux de la Forpronu comme ceux de la Force de réaction rapide franco-britannique et de l'Otan, pour qui ces poches indéfendables représentent un véritable casse-tête avec des Casques bleus isolés, en position d'otages potentiels, difficiles à exfiltrer, surtout quand une population de civils désarmés y voit son ultime bouclier. D'où l'amertume, des autorités bosniaques qui, par la voix du Premier ministre Haris Silajdzic, accusent la communauté internationale d'avoir donné un implicite ,,feu vert aux serbes (lire ci-contre). Le compte à rebours est désormais engagé pour Zepa et Gorazde,
que les forces bosniaques tentent désespérément depuis un mois de désenclaver. La Force de réaction-rapide, avec 4.500 hommes équipés, sera bientôt opérationnelle, même si sa mission reste floue. Dès lors, il n'y aura plus aucun alibi pour ne rien faire, à moins que d'ici là, les Serbes aient à leur manière réglé le problème.