L'HUMANISME AUJOURD'HUI, C'EST ARMER LES BOSNIAQUES
Prétendre maintenant faire la guerre aux serbes est utopique. Le réalisme consiste à aider ceux qui les combattent afin d'empêcher que les scènes de Srebrenica, se répètent à Zepa, Gorazde et Sarajevo.
par Jean Hatzfeld
(Libération, 20 juillet 1995)
Le nettoyage de Srebrenica n'est pas une surprise, bien au contraire. Les militaires ou politiques, impliqués dans l'affaire bosniaque, qui expriment un étonnement indigné ces temps-ci sont des incompétents dangereux. En effet, l'épuration de cette petite ville, autrefois musulmane, rurale et paisible, augure d'autres nettoyages, immédiats ou prochains, si on ne décide, pas de soutenir ceux qui, à l'intérieur de Gorazde, Bihac et Sarajevo, sont les seuls à résister à l'entreprise de conquête des Serbes.
Pourquoi évoquer le danger d'une épuration jusqu'à la capitale bosniaque ? Parce que ces enclaves, surgies pour écouler les flots de réfugiés, lors des campagnes de conquêtes et d'épuration du printemps 1992, puis institutionnalisées par l'ONU, en désespoir de cause politique, sont en effet des obstacles insurmontables au projet politique de Radôvan Karadzic et du général Mladic en Bosnie. Il n'est qu'à regarder une carte - ou écouter ces deux chefs de la guerre - pour s'en convaincre.
Depuis le premier été de la guerre bosniaque, les Serbes de Pale répètent que ces enclaves ne sont pas viables, et représentent une impasse à tout processus de paix; elles leur interdisent, disent-ils, la signature du plan du Groupe de contact. Depuis l'été 1992, ils annoncent régulièrement la conquête de ces villes, et ils font toujours ce qu'ils annoncent. Donc, même si l'entrée de leurs chars fut plusieurs fois différée, par un coup de bluff du général Morillon, ou par le premier raid aérien de l'Otan, elle était inéluctable. Après le discrédit rédhibitoire de l'ONU lors de l'épisode des otages, elle était imminente.
Par contre, la rapidité de la chute de Srebrenica nous a étonnés. On n'attendait aucune résistance militaire de la part du contingent batave de Casques bleus cantonné dans l'enclave - même si on espérait moins de lâcheté. Mais on pouvait prévoir une résistance des forces bosniaques. Avec pour effets de prolonger le bombardement préparatoire des tanks serbes, d'alerter plus efficacement la communauté internationale, d'obliger les Serbes à plus de déplacements de troupes et de matériel et, surtout, de mieux préparer exode et fuite. Cependant, les militaires bosniaques n'ont pas combattu. Leur courage n'est pas en cause. Ces hommes, s'ils n'appartiennent pas à des troupes d'élite, appartiennent à des troupes miraculées, dont la spécialité est la survie. Ces hommes de Srebrenica et de Zepa sont des régionaux de la guerre. Ouvriers et paysans des villages et bourgades environnants, aujourd'hui dévastés, carbonisés et quadrillés de troupes serbes, ils avaient réussi à s'enfuir à travers les collines dans les premi
ères semaines de la guerre - au printemps1992, l'époque la plus sauvage de la purification ethnique en Bosnie. Puis ils avaient eu la chance de descendre à Srebrenica ou Zepa, où ils profitaient d'un répit de trois ans.
Ces hommes ont de leurs yeux vu leurs copains, voisins et collègues se faire mitrailler sur la place des villages. Ils ont su, grâce aux témoignages ultérieurs, que d'autres étaient morts, souvent après tortures, dans des camps, l'été suivant. Ils ont appris que de nombreuses femmes avaient été violées. Ils savaient donc ce qui les attendait, eux et leurs familles, lorsque les mêmes troupes serbes envahiraient Srebrenica ou Zepa. Alors, pourquoi ne se sont-ils pas battus, comme ceux de Bihac, de Gorazde ou de Sarajevo ? Epuisement des uns, visible sur les images de la télévision de Pale, aux visages creusés ? Fuite des autres, qui ont anticipé l'arrivée des troupes de Mladic pour tenter une ultime et folle évasion à travers les forêts ? Sans doute, mais le plus gros des troupes ne pouvaient plus se battre, par manque d'armes ou de munitions,
Deux rumeurs circulent sur l'armement de l'armée bosniaque. La première est que l'embargo est un leurre: grâce à l'aide de pays islamiques ou américains, cette armée s'équiperait méthodiquement. La seconde est que l'embargo ne filtrerait que l'armement lourd, celui qui aggraverait le conflit, mais qu'il laisserait passer les armes de défense. Rien n'est plus faux. Il est exact que la route d'Igman, le tunnel de l'aéroport, la coopération obligée des Croates dans la zone, permettent un approvisionnement en armes légères. Toutefois, ce ravitaillement est fragile, et ne suffira pas à résister à une offensive serbe sur la capitale, d'une, part. D'autre part, ce ravitaillement n'atteint pas les régions plus reculées, ou enclavées.
Qu'en déduire au lendemain de la chute de Srebrenica ? D'abord, l'abdication onusienne, vérifiée lors de la prise d'otages, accélère, dope pourrait-on dire, la politique de conquête des nationalistes serbes. Ensuite, ceux-ci ont toujours proclamé leurs prétentions sur Sarajevo, et ils avancent toujours, si on ne les en empêche pas. Par conséquent la capitale bosniaque est en péril. On pensait qu'elle était seulement un objet de chantage, de marchandage, de représailles Aujourd'hui elle est menacée, non pas, comme Gorazde ou Bihac, de conquête et de nettoyage. Mais d'une partition, ouest-est ou nord-sud - les deux cartes sont accrochées au mur du bureau de Karadzic à Pale - qui, dans les deux cas, la dévitaliserait à long terme.
Que penser d'autre ? Ceci. A ce jour, il n'est que deux façons d'empêcher les Serbes de poursuivre leur projet de purification ethnique. L'une est simple et utopique. Elle consiste à les stopper brutalement et rapidement, en leur faisant la guerre. L'échec de la FRR et des initiatives chiraquiennes, autant que la passivité stupéfiante des officiers des Casques bleus dans Srebrenica, au moment des scènes de tri et de rapt, ne laissent plus aucun espoir. L'autre façon est simple et réaliste. Elle consiste à aider ceux qui leur font la guerre.
Quinze à vingt mille hommes de Srebrenica ou Zepa ont été ou vont être fusillés à la suite de la conquête de ces villes. Demain, des délégués du CICR, et peut-être des journalistes, visiteront des camps, où ils verront des prisonniers vivants. Mais il est impossible de se faire la moindre illusion à ce sujet. Ce sont les mêmes troupes serbes, commandées par les mêmes hommes, animées de la même excitation nationaliste, qui épuraient sous nos yeux cette même région de Bosnie orientale (Foca, Visengrad,Zvornik, Bratunac ... ) trois ans plus tôt, et qui le font aujourd'hui sous les objectifs de leurs caméras. Ces troupes tuent les hommes bosniaques en état de se battre.
Demain, le sort des hommes de Srebrenica sera celui de ceux de Gorazde, Bihac et Sarajevo, s'ils ne peuvent plus se défendre. Corollairement, celui des femmes de Gorazde, Bihac ou Sarajevo sera celui des femmes de Srebrenica, si leurs hommes ne peuvent les défendre. Sans attendre des raids aériens inopérants, une nouvelle initiative anglo-française, un petit tour dé vis sur les dérisoires sanctions économiques en Yougoslavie" sans attendre la décision politique du retrait des Casques bleus, et celle de la levée de l'embargo sur les canons à destination de la Bosnie, il faut soutenir ces hommes. Aujourd'hui c'est un acte d'humanisme élémentaire que d'acheminer des Kalachnikov à Gorazde, Bihac ou Sarajevo. Le droit à la survie d'un homme est le plus élémentaire de ses droits.