LES KURDES DE TURQUIE RECLAMENT DES DROITS PLUTOT QUE L'INDEPENDANCE
Un rapport propose une nouvelle approche pour ramener la paix dans le Sud-Est anatolien
par Nicole Pope
(Le Monde, 08 Août 1995)
Les Kurdes de Turquie ne veulent pas un Etat indépendant, mais la politique militariste du gouvernement radicalise la population du Sud-Est anatolien, affirme un rapport innovateur intitulé: Le problème du Sud-Est: diagnostics et observations , publié jeudi 3 août par une association de chambres de commerce comptant 700 000 membres en Turquie. Le rapport, très critique à l'égard de la politique actuelle des autorités, conclut que l'octroi de droits culturels et politiques permettrait de réduire considérablement le soutien accordé par la population kurde au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dans la région où, depuis onze ans, les forces gouvernementales et les militants kurdes sont engagés dans un conflit sanglant, qui a fait plus de 17 500 victimes.
Inclus dans le document, préparé pour l'Union des chambres et des Bourses (TOBB) par le professeur Dogu Ergil de l'université d'Ankara, figure le premier sondage d'opinion sérieux effectué auprès des principaux concernés: les Kurdes du Sud-Est anatolien.
Les résultats de ce sondage, effectué auprès de 1 267 personnes choisies au hasard dans six localités - Batman, Mardin et Diyarbakir, dans le Sud-Est anatolien, ainsi que Mersin, Adana et Antalya, trois villes où vivent des réfugiés kurdes contraints de quitter leurs villages - révèlent que 85 % des Kurdes ne souhaitent pas un Etat indépendant, mais que 42,5 % estiment qu'une fédération serait une bonne solution, même si le sens du mot fédération est apparemment mal compris. 89,8 % des personnes interrogées ont cité le kurde comme langue maternelle, 34,8 % ont admis avoir des membres du PKK parmi leurs proches et 46,7 % ont déclaré soutenir l'organisation.
Leur perception du PKK est très différente de celle des autorités turques, puisque 30,6 % ont déclaré que le PKK luttait non pas pour un Etat kurde, mais pour les droits politiques et culturels des 10 à 12 millions de Kurdes qui vivent en Turquie. Les conclusions du rapport comparent le PKK à un train, en route vers un terminus qui serait l'avènement d'un Etat indépendant, mais dont les passagers sont prêts à descendre aux gares intermédiaires où une plus grande indépendance, un niveau de vie meilleur et le respect de leur identité culturelle seraient accessibles. En l'absence d'une alternative à la manière forte, la Turquie n'aurait rien à proposer au cas où le PKK, ,dont les appels au cessez-le-feu ont été rejetés par les autorités turques, décidait de déposer les armes, avertit la TOBB.
UN DOCUMENT D'IMPORTANCE
Ce document est important à plus d'un titre et va probablement alimenter le débat au cours des mois à venir. D'une part, il aété préparé par une association bien connue, dont le président, Yalim Erez - lui-même d'origine kurde est un proche du premier ministre Tansu Ciller. C'est d'ailleurs cette respectabilité qui a permis aux auteurs de cette recherche de travailler sans être inquiétés par les forces de sécurité, ni d'ailleurs par le PKK.
D'autre part, les résultats de ce
sondage confirment ce que de nombreux libéraux tentaient de faire comprendre aux politiciens depuis longtemps, à savoir qu'un compromis sur l'identité culturelle kurde ne mènerait pas à la division du pays, mais que, par contre, la politique militariste des autorités ne fait que renforcer l'influence du PKK. Ce rapport arrive à un moment opportun, tout le monde veut mettre fin à la violence, explique le professeur Ergil, qui espère que cette démarche donnera naissance à une approche plus saine du problème . Le rapport semble également confirmer que les difficultés économiques, le manque de développement et d'infrastructure et les structures sociales archaïques sont des facteurs importants de mécontentement dans le Sud-Est anatolien.
Les habitants de la région se plaignent de la pression exercée par les forces de sécurité, qui confondent identité kurde et séparatisme kurde. Les méthodes brutales utilisées par les forces de sécurité, critiquées par les participants au sondage, ont également été condamnées par les partis d'opposition au cours des derniers jours. La situation délicate dans la ville de Tunceli, où les équipes spéciales de la police ont instauré ce que la presse turque décrit comme un régime de terreur, en représailles à une attaque ayant coûté la vie à trois de leurs membres, est à l'origine de ce débat. Selon les médias locaux, la nourriture est rationnée et les habitants, harcelés par les forces de sécurité, sont forcés chaque soir de parquer leurs véhicules devant la préfecture. Les équipes spéciales ont exprimé leur colère
après la mort de leurs camarades en manifestant contre les représentants du gouvernement, brandissant leurs poings avec le signe caractéristique des Loups gris de l'extrême droite nationaliste.
ABSENCE DU POLITIQUE
Les équipes spéciales ne se comportent pas comme des représentants de l'Etat, mais comme ceux d'un parti , a estimé Bulent Ecevit, le dirigeant du Parti démocratique .de gauche (DSP), se référant au Parti de l'action nationale (MHP, extrême droite) dont de nombreux membres des forces de sécurité sont des sympathisants. Les autorités, bien qu'embarrassées par ces comportements, ne semblent pas prêtes à réagir. Le président Suleyman Demirel a affirmé qu'il s'agissait uniquement de cas isolés .
Le professeur Ergil estime quant à lui que tout espoir n'est pas perdu de rétablir la situation dans le Sud-Est. La bureaucratie est un corps. Les politiciens devraient être le cerveau. En l'absence de politique, les muscles de la bureaucratie, des forces de sécurité, agissent automatiquement. Sans aucun doute,si les politiciens agissaient avec courage et détermination, ils pourraient contrôler les forces de sécurité.
L'élargissement du champ politique, le développement économique de la région et des réformes sociales et culturelles sont indispensables pour mettre fin au conflit, faute de quoi, affirme le rapport de la TOBB, l'Est poursuivra sa lutte sanglante dans le cadre dé sa structure traditionnelle sous-développée .