LE FAUX DEPART DE SILAJDZIC, ILLUSTRATION DU DEBAT BOSNIAQUE
par Edouard Van Velthem
(Le Soir, 12 et 13 août 1995)
En apparence, l'incident est clos. Le Premier ministre a retiré sa démission. A la demande personnelle du président. Mais il ne s'agit pas pour autant d'une réconciliation. Tous se sont mis d'accord sur la nécessité de préserver l'unité de l'état à un moment critique.
A l'état-major de la Forpronu à Sarajevo, les officiers chargés de la liaison avec les autorités locales ont suivi de près les récents démêlés entre les chefs d'Etat et de gouvernement bosniaques, Alija Izetbegovic et Haris Silajdzic. L'offre de démission présentée par ce dernier, le 3 août dernier devant le parlement réuni à Zenica, avait fait l'effet d'une bombe. Au lendemain de la chute des enclaves de Zepa et de Srebrenica, en pleine offensive serbe contre Bihac, à la veille de la reconquête croate en Krajina, le geste avait aussitôt été qualifié de -trahison par ses adversaires. M. Silajdzic est finalement revenu sur sa décision. Mais les plaies restent ouvertes.
Ancien ministre des Affaires étrangères, chef du gouverne-ment depuis près de deux ans, Haris Silajdzic a toujours fait figure d'intellectuel franc-tireur, farouchement indépendant, au sein de l'équipe dirigeante. Universitaire spécialiste de la théologie islamique, fin connaisseur de la langue de Shakespeare, résolument démocrate et prooccidental, il entend mener son action dans le cadre d'un État laïc, à l'abri de l'influence tentaculaire du SDA, le parti musulman d'action démocratique, dont il est également membre mais qu'il veut maintenir en marge des institutions.
Depuis plusieurs mois déjà, le feu couvait entre le Premier ministre et l'entourage présidentiel, à l'idéologie nettement plus marquée. En privé, M. Silajdzic ne manquait pas de faire part de ses griefs croissants: entraves régulières à sa mission, transfert d'une partie substantielle des fonds en provenance des Etats islamiques dans les caisses du SDA, mainmise absolue du parti sur tous les leviers de pouvoir. Il relayait, ainsi, l'inquiétude des milieux libéraux sur -la dérive du régime vers le monothéisme religieux et le parti unique .
Le retour à la tête de la diplomatie de Mohamed Sacirbey, ancien ambassadeur de Bosnie aux Nations unies et proche de
M.Izetbegovic, n'a rien arrangé: une sourde rivalité a très vi-te opposé ces deux hommes ambitieux, à l'expérience diplomatique éprouvée, à la réputation internationale établie... -et aux conceptions politiques opposées.
Populaire à l'étranger et dans la capitale bosniaque, mais manquant de réelle base électorale dans le pays, M. Silajdzic ferraille sans relâche avec les instances du SDA, qui ne l'invitent plus depuis longtemps aux réunions des principaux dignitaires musulmans. Son coup de colère, même s'il n'a pas atteint l'objectif escompté - il n'a pas obtenu toutes les garanties souhaitées sur sa liberté d'action - a au moins eu le mérite de rappeler l'importance du pluralisme à la tête d'un Etatbosniaque qui prétend s'ériger en, modèle de coexistence face aux nationalismes croisés serbe et croate.
Déjà, voici quelques mois, les membres non-affiliés au SDA de la présidence collégiale avaient dénoncé leur mise à l'écart progressive du processus de décision et déploré l' islamisation radicale, dans les symboles et la discipline, de certaines unités de l'armée. Puis, M. Silajdzic, encore lui, avait dû se battre pied à pied contre l'aile fondamentaliste, très hostile à la mise en place d'une Fédération commune avec les Croates.
Pour les chancelleries, l'affaire ne se résume pas à une simple cuisine politique intérieure. L'équilibre et la stabilité du pouvoir bosniaque peuvent autant influencer la relance du processus de paix qu'une déchirure entre Radovan Karadzic et le général Mladic du côté serbe.
Haris Silajdzic est le symbole d'une Bosnie tolérante, multiethnique et pluriculturelle, c'est un rempart précieux contre l'intégrisme qui se renforce à mesure que dure la guerre, diagnostique un diplomate britannique du Groupe de contact qui l'a rencontré à plusieurs reprises lors des délicates négociations sur le plan de découpage territorial.
Et, à Sarajevo, il se murmure d'ailleurs avec insistance que le président Izethegovic n'a Pas pris seul la décision de ne pas congédier son Premier ministre. Des conseils, amicaux mais très pressants, l'en auraient dissuadé depuis Washington...