L'ARRIVEE DE REFUGIES SERBES RISQUE DE RANIMER LES TENSIONS AU KOSOVO
Le régime de Belgrade a accueilli des dizaines des milliers de personnes qui ont fui la Krajina après l'offensive croate. Il menace d'en transférer une partie vers cette province peuplée majoritairement d'Albanais de souche.
par A.D.
(Le Monde, 17 Août 1995)
LA REPRISE de la Krajina par l'armée croate, début août, a entraîné, entre autres conséquences, l'exode de dizaines de milliers de Serbes qui résidaient dans cette région. A la date du 15 août, selon le ministère de l'information à Belgrade, plus de 128 000 personnes s'étaient réfugiées en Serbie. Même si ces chiffres sont sujets à caution, des milliers de réfugiés viennent s'ajouter aux quelque 400 000 autres que la République fédérale de Yougoslavie (RFY) avait déjà accueillis depuis le début de la guerre, il y a quatre ans. Où les loger ? où leur trouver du travail ? Certains ont été dirigés vers la Voïvodine où des familles croates ont été chassées de leurs foyers ces derniers jours.
D'autres vers le Kosovo, province du sud de la Serbie, peuplée à près de 90 % d'Albanais de souche, que tous les Serbes - qu'ils soient au pouvoir ou dans l'opposition considèrent comme leur berceau culturel, là où les rois serbes étaient couronnés au Moyen Age. Un transfert massif de réfugiés vers cette région permettrait aux dirigeants serbes de réaliser un vieux rêve: Rééquilibrer la composition ethnique du Kosovo en leur faveur. C'est justement au Kosovo que Slobodan Milosevic avait lancé
sa campagne nationaliste et s'était imposé comme le leader incontesté de tous les Serbes. Le 24 avril 1987 - il était alors président du comité central de la Ligue des communistes de Serbie - il s'était rendu à Kosovo-Polje pour écouter les doléances de la minorité serbe qui se disait victime d'agressions permanentes de la part des Albanais de souche tandis que la presse de Belgrade dénonçait quotidiennement le génocide. M. Milosevic avait alors lancé cette phrase devenue célèbre: Personne n'aura plus jamais le droit de toucher à un Serbe ! Dans les mois qui suivent, il commence son entreprise de reconquête de la région. Tito, qui estimait qu'une Yougoslavie forte supposait une Serbie faible avait en effet accordé aux deux provinces de la Serbie - le Kosovo au sud et la Voïvodine (peuplée majoritairement de Hongrois de souche à l'époque) au nord - un statut de large autonomie au sein de la fédération. En mars 1989, le régime de Belgrade parvient à ses fins: la Constitution est réformée, l'autonomie est défi
nitivement supprimée, les deux régions sont incorporées à la Serbie. Ces amendements provoquent des heurts sanglants entre Serbes et Albanais. Le calme qui règne aujourd'hui officiellement au Kosovo s'explique par une présence massive de militaires et policiers serbes et la politique de résistance passive menée par les dirigeants kosovars avec àleur tête le président de la Ligue démocratique locale, l'écrivain Ibrahim Rugova. Ces derniers ne réclament pas l'indépendance ou le rattachement à l'Albanie voisine, mais plutôt le retour à l'autonomie.
Le régime de Belgrade a essayé depuis, à plusieurs reprises, de recoloniser le Kosovo en incitant des Serbes à s'y installer pour, encore une fois, rééquilibrer la composition ethnique de cette province de quelque deux millions d'habitants. Les volontaires se voyaient proposer notamment diverses subventions ou des terres. Mais force est de constater que l'opération n'a guère réussi. La plupart des Serbes ne voulaient apparemment pas être minoritaires au Kosovo et craignaient également des affrontements interethniques qui pouvaient éclater à tout moment.
L'exode des Serbes de Krajina est peut-être une nouvelle occasion pour M. Milosevic de relancer cette politique au Kosovo. Les responsables serbes auraient d'ores et déjà décidé d'assigner environ 5 % du total de ces nouveaux réfugiés, soit entre 5 000 et 10 000 personnes dans le berceau culturel de la Serbie. Le problème est que beaucoup ne veulent pas y aller. Mardi, près de 800 réfugiés ont refusé d'embarquer dans des trains qui devaient les conduire à Pristina. Assez de guerre, disent-ils notamment.
De leur côté, les Albanais de souche ne voient pas d'un très bon oeil non plus l'arrivée envisagée de ces réfugiés. Plusieurs responsables de la Ligue démocratique du Kosovo ont dénoncé ces derniers jours une manipulation du régime serbe qui vise selon eux à la purification ethnique. Les Etats-unis s'inquiètent également de ces transferts de réfugiés. Le secrétaire d'Etat adjoint américain, Richard Holbrooke, qui devait se rendre, jeudi, à Belgrade, va demander au président Milosevic de limiter le nombre d'installations de réfugiés serbes au Kosovo. Les chiffres qui nous ont été communiqués ne sont pas insignifiants, a déclaré un porte-parole du département d'Etat à Washington, cela ne modifie pas fondamentalement l'équilibre ethnique de la région, mais nous n'aimerions certainement pas voir cette tendance se poursuivre. On semble craindre à Washington les répercussions possibles d'une vague de colonisation , dans cette région où règne une tension latente et où les campagnes nationalistes de M. Milosevic
avaient débuté.