MONSIEUR LE PRESIDENT, SOYEZ GAULLIEN, DELIVREZ SARAJEVO
par Pascal Bruckner
(Libération, le 29 août 1995)
Les habitants de Sarajevo vont entrer bientôt dans leur quatrième hiver de siège. Depuis des mois, la ville survit sans eau et sans électricité. Les moindres gestes de la vie quotidienne -se laver, s'habiller, se nourrir, s'éclairer- sont devenus un calvaire. Tout le monde est astreint à la corvée d'eau, laquelle expose ceux qui l'effectuent au tir des snipers et, chaque jour, même dans les périodes de calme, plusieurs personnes sont tuées ou blessées. Les rares produits disponibles sur les marchés sont inabordables pour la majorité de la population. Les rations alimentaires distribuées par l'ONU ne suffisent pas, et de très nombreux enfants souffrent de carences et de malnutrition. Mais par-dessus tout, les Sarajéviens, astreints à des conditions dégradantes, sont moralement épuisés et, enfermés là comme dans un gigantesque camp, se sentent abandonnés du monde entier. Dans cette cité qui fut un foyer de culture et de coexistence entre juifs, musulmans et chrétiens, le désespoir gagne lentement les esprits e
t les éloigne irrémédiablement de l'Europe à laquelle ils pensaient appartenir et qui leur a claqué la porte au nez. Depuis trois ans et demi, l'Occident tolère cette infamie; soyez, Monsieur le Président, celui la fera cesser.
Vous avez eu, à propos de la chute de Srebrenica et de Zepa, des paroles justes et dignes qui tranchaient sur les propos lénifiants de votre prédécesseur, François Mitterrand. Vous avez, de concert avec les Britanniques, créé la Force de réaction rapide qui protège les convois de la Forpronu sur la route du mont Igman et qui constitue d'ores et déjà un formidable potentiel militaire. Allez plus loin: ordonnez dès maintenant la libération de Sarajevo; arrachez 300.000 hommes, femmes et enfants aux griffes des barbares Mladic et Karadzic. Puisque les troupes bosniaques ont le moyen de défendre leur ville mais non de la désenclaver, que l'Otan, appuyée par la FRR, fasse le travail! Jamais le moment n'a été si favorable: le mythe de l'invincibilité de l'année serbe vient d'être pulvérisé en Krajina et à Bihac. Abattus par leurs récentes défaites, les Serbes de Pale sont en outre divisés et officiellement désavoués par Belgrade. Militairement, vous le savez sans doute par votre état-major, leurs positions pourrai
ent être balayées en quelques jours, voire en quelques heures. Français et Britanniques, tous soldats d'élite, disposent d'une puissance de feu redoutable à laquelle aucun canon de l'ex-armée yougoslave ne pourrait longtemps résister.
Ne -manque que la volonté politique.
Soyez celui qui, passant outre aux lâchetés communes, saura l'imposer. Soyez celui qui saura convaincre Anglais, Américains, Allemands qu'il faut frapper tout de suite comme vous avez su convaincre les Français lors des élections. Songez à l'immense retentissement pour la France qu'aurait une telle initiative, spécialement dans le monde arabo-musulman. Songez aux 43 soldats français déjà morts dans cette ville et au dévouement admirablede tous les autres qui servent sous le drapeau de l'ONU: que leurs sacrifices n'aient pas été vains. Ce qu'il adviendra de la Bosnie devra être l'oeuvre des parties intéressées des diplomates et des grandes puissances; mais la libération de Sarajevo ne peut plus attendre. Toute tergiversation serait criminelle.
Soyez gaullien, Monsieur le Président, pensez à l'Histoire; elle vous observe en ce moment particulier et vous donne une occasion de demeurer à jamais dans la mémoire des hommes.