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Partito Radicale Centro Radicale - 1 settembre 1995
Bosnie

CRIME ET AVILISSEMENT A SARAJEVO

par Véronique Nahoum-Grappe

(Le Monde, le 1 septembre 1995)

UNE petite fille sur un trottoir de Sarajevo, absolument immobile, comme les gens qui l'entourent, muets: à chacun de ses gestes, le franc-tireur vise, juste à sa gauche, ou à droite, tout près du pied qui a bougé. Après un temps, ce jour-là, il la laissa aller. Mais son collègue n'a pas épargné ce matin d'août la jeune femme brune, près de nous, en bas du quartier rom de Sarajevo : trois claquements cinglants, le troisième touche sa cible, un corps humain qui s'écroule. Cris, larmes de rage dans les yeux des vieux, chaque mort est une blessure incroyable.

Mile Plakalovic, écrivain et chauffeur d'un taxi plein de trous, sorte d'objet d'art dont les auteurs sont là-haut, sur les collines, dévoué pour toute sa vie aux Roms de Sarajevo, se précipite: il s'agit d'aller au plus vite à l'hôpital, la femme est inanimée. Parfois l'enfant voit sa mère tomber près de lui, tout de suite, un passant l'étreint, parfois un soldat de la Forpronu. D'autres fois, la mère reste debout, mais pas l'enfant. Sur une population de plus de 200 000 habitants, chacun peut penser que le prochain coup n'est pas pour lui, ou l'inverse: chaque pas, ici, chaque geste est accompli dans cette double certitude, aussi contradictoire qu'irrésistible.

Deux semaines calmes à Sarajevo, quelques morts chaque jour, quelques obus défoncent des pans de mur; alors qu'en période infernale, les obus tombent sur les groupes, les grappes humaines, ici et là, possiblement partout en ville. Un fusil d'un franc-tireur peut viser avec une grande précision jusqu'à huit cents mètres, nous explique doctement un soldat de la Forpronu, voire douze cents mètres: les tireurs là-haut ont de très bons fusils volés (entre autres matériels militaires!) aux soldats français de la Forpronu pendant la prise d'otages...

Le quatrième été de siège passe, la situation est connue : le combustible solide est précieux car le gaz est coupé, comme l'eau et l'électricité, les gens ont appris à faire le jardin, des jardins partout, patates, oignons, poivrons, choux, tomates. Des jardins et des tombes, des tombes et des jardins. Les gens marchent entre les unes et les autres, jamais pressés, jamais traînards. Un matin d'août, une famille serbe de Sarajevo a enterré une vieille femme de quatre-vingt-dix ans, qui ne mangeait plus depuis un mois. Les deux derniers popes de la ville dont un échevelé, un peu illuminé, ont accompli les gestes rituels, chanté les psaumes, mastiqué les lentilles, en terrain découvert.

Ce qui caractérise cette guerre est d'une part son extrême cruauté à l'encontre des personnes mises en oeuvre dans la pratique de l'épuration ethnique, et d'autre part une extraordinaire dénégation à l'extérieur de son sens historique et politique: le mouvement antifasciste européen ne s'est jamais mobilisé massivement, alors qu'à l'évidence c'est cela qui renaît en Europe maintenant. Il faut lire les enquêtes sur la situation au Kosovo, ou dans les autres zones placées sous la botte del'appareil serbo-communiste, (qui frappe aussi les Serbes récalcitrants bien sûr), à Banja Luka, pour ne pas être étonné de ce qui s'est passé à Srebrenica. Le programme de l'épuration ethnique, sous sa forme aiguë d'invasion armée ou sous celle, plus silencieuse, que l'appareil bureaucratique et militaropolicier de Pale ou Belgrade fait régner sur les zones en voie de purification se répète depuis Vukovar, une infernale répétition qui démontre à elle seule la planification.

Plus nos sociétés se pensent à l'abri, en Europe surtout, plus le confort général s'accroit ainsi que cette culture de la protection tout azimut, et plus sadiens sont les spectacles choisis sur scène en temps de paix, semble-t-il. Un mécanisme étrange articule confort physique, cynisme embourgeoisé, et montée aux extrêmes des esthétiques cauchemardesques: les violences sexuelles ou autres constituent le clou des scénario moyens, comme celui des expositions de nos avant-gardes artistiques...

Voir le pire sur écran, du fond des canapés constitue peut être la posture la plus caractéristique d'homo confortabilis, en cette fin du XXe siècle; ce témoin confortable, qui jouit de la paix et de la démocratie, toutes deux rares historiquement, sera donc enclin à imaginer les pires actions possibles comme relevant à la fois de la nature humaine, de son fond banal toujours mauvais, mais aussi et contradictoirement, d'une fiction permanente, que démontre l'écran: c'est ainsi que le cynisme le plus averti va de pair chez lui avec une indignation ulcérée à 1 moindre piqûre d'épingle vraie.

Il faudra faire l'histoire et la sociologie de la réception des informations sur l'épuration ethnique en Europe depuis 1991, car l'histoire de notre futur démocratique est liée à cette absence d'écho social en face des nouvelles terribles concernant des camps de concentration, des pratiques de viols systématiques, et celle du tri sanglant entre Serbes et non-Serbes au Kosovo et dans la Bosnie de Mladic et Karadjzic. Les viols commis à des fins d'invasion ethnique par le dedans et en direction du futur sont le symétrique inverse du labourage des tombes et de l'incendie des archives, des monuments, de la mémoire collective de la communauté qu'il s'agit d'éliminer du paysage: ils constituent la marque originale du nationalisme serbe extrême réactivé maladivement par la propagande postcommuniste de Belgrade quelques années avant la guerre ; sur cette terre serbe prouvée par la mort de nos frères - là où est mort un Serbe, là est la Serbie, le slogan nationaliste vieillit mal après cinq ans de guerre, surtou

t en Serbie où vivent 40 % de nonSerbes -, ces viols répondent aussi aux massacres systématiques de jeunes gens et d'hommes en âge de se battre.

Nous nous sommes habitués avec Sarajevo et toutes les enclaves bombardées assiégées depuis quatre étés à des ghettos fin de siècle, dont cette ville est le symbole et parfois le masque: la présence de journalistes et raide alimentaire, le maquillage des femmes; leur élégante minceur et pâleur, sur un fond musical à la page dans les bistrots de jeunes ouverts en ville, ne doivent pas faire oublier le tir au lapin, ou les obus délibérément envoyés sur des objectifs non militaires: marché, école, terrasse de café.

Les camps de concentration sont toujours en place du côté de la Bosnie serbe, selon les organismes internationaux, mais ces informations terribles sont comme déflorées au bout de cinq ansde guerre : ils sont toujours là, c'est l'indignation du monde qui a passé...

Lorsqu'à Sarajevo, nous avons entendu le témoignage de trois jeunes blessés de Srebrenica enfuis jusqu'à Zepa, le silence était terrible pour moi: non pas, comme lors des premiers recueils de témoignages dans les camps de réfugiés en Croatie en 1992, où le silence était celui qui entoure la nouveauté impensable de ce que l'on entendait alors, mais au contraire parce que, en 1995, rien n'était nouveau dans ce récit. je sa- même temps que lui, noms des lieux et des personnes mis à part: un crime connu à l'avance prend la forme tragique d'un sacrifice sinistre, et chacune de ses séquences, ce calvaire entièrement prévisible - sauf peut-être l'incroyable attitude de la Forpronu sur place, dernier dossier, qui, inéluctablement, arrivera sur la table des tribunaux : déjà la Ligue des droits de l'homme en France a déposé une plainte contre certains dirigeants de l'ONU s'effectue sur la scène du monde, sous son gros oeil glauque, nos yeux. Désenclaver Sarajevo ne serait pas une action de guerre, mais le rétablissem

ent minimum du droit.

L'impunité particulière, puisque le crime est accompli en temps réels au su et au vu de tous, pétrie de ce consentement universel que constitue la publicité annoncée du programme des milices et les soldats de Mladic à Srebrenica, Zepa, et encore Gorazde, etc, est constatée par les victimes, mais aussi l'assassin: Mladic et le franc-tireur ennuyé qui se distrait avec la terreur d'une petite fille, de toute une population, sont en paix. Le confort exceptionnel que leur donne l'assentiment tacite du monde renforce leur morgue, leur tranquille assurance et achève de rendre invisible à leurs yeux le point de vue des victimes: que pas un d'entre vous ne regarde un soldat serbe dans les yeux, sinon il a l'ordre de tirer , explique Mladic aux populations terrorisées de Zepa qui s'apprêtent à monter dans un bus.

Cette année, il envoie ses obus sur les terrasses de cafés, à Tuzla, à Sarajevo, obus tirés de loin, de vingt à trente kilomètres, contre les populations civiles, sans plus se cacher. Comme avant, où l'on inventait à chaque massacre ignoble une étrange culpabilité du massacré, cette nécessaire défiguration de la victime de l'injustice sans recours.

Le mythe de l'invincibilité serbe, dont le soldat gagne dans la guerre ce qu'il perd dans la paix, parce qu'il est, valeureux mais peu diplomate, mythe exprimé dans les ouvrages fondateurs de Dobrica Cosic, comme dans le premier film primé de Kusturica, est mort spectaculairement cet été 1995, avec l'offensive croate dans les Krajina (où Milosevic avait envoyé de nombreux soldats serbes actuellement prisonniers: il ne vend les Krajina qu'après les avoir perdues militairement), mais était mis en défaut depuis un an surtout par les avancées d'une armée bosniaque d'autant plus héroïque quelle est encore tellement moins bien armée que son adversaire.

Ce mythe que la Forpronu a chanté sous tous les tons, l'invincibilité guerrière des Serbes, fait place à une réalité prévisible: les milices et les soldats de Mladic sont avilis par les crimes qu'on leur a fait commettre, ils sont usés par quatre ans de quelque chose qui n'est pas une guerre, mais plutôt un confortable assassinat d'autrui en toute quiétude, de loin, bouteille de Slivovic à la main, et ce n'est que maintenant qu'ils entendent le son du canon: la guerre en face d'une armée tant soit peu menaçante, ils ne la connaissent pas. Il n'y a pas queles soldats de la Forpronu qui ne veulent pas mourir pour Sarajevo , figurez-vous, bien des conscrits de l'armée de Mladic n'y sont pas prêts.

 
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