S'ENTENDRE
par Jean-Marie Rouart
(Le Figaro Littéraire, le 5 octobre 1995)
Le monde gomme ses différences; les villes tendent à se ressembler comme ceux qui les habitent. On s'habille de la même façon, on danse sur les mêmes airs aux quatre coins de la planète. Le style de vie devient standard ; nous entrons dans l'ère de l'uniformité. Les hommes autrefois si divers dans leurs modes d'existence sont conditionnés par le journal de vingt heures. Partout on retrouve les mêmes courts de tennis, les mêmes stades, les mêmes terrains de golf. Paul Morand parlait déjà de l'espéranto des aéroports. Toutes les originalités s'estompent, toutes sauf les langues. On arrive à ce paradoxe: on se ressemble de plus en plus mais on ne se comprend pas mieux. Pourtant ce n'est pas faute d'avoir essayé d'élaborer un langage universel. Ce grand rêve presque aussi vieux que l'humanité a hanté les esprits les plus divers. Descartes, Bacon, bientôt suivis au XIXe siècle par des linguistes idéalistes, ont eu le projet de jeter les bases d'une langue qui puisse être comprise par tous. Pour eux, la différence
des langages était la cause des discordes qui ensanglantaient l'humanité. Il fallait que les hommes s'entendent, dans les deux acceptions du terme, l'une entraînant l'autre. Les guerres civiles, hier en Espagne, aujourd'hui en Irlande ou dans l'ex-Yougoslavie, montrent qu'une langue commune n'empêche pas de s'étriper. Des langues universelles pourtant il en existe: les mathématiques, le solfège, la langue des sourdsmuets, les signaux maritimes et aéronautiques, le morse. Les inventeurs du volapük, puis de l'espéranto, comme Zamenhof, poursuivaient en fait une croisade pour la paix. Incompris, ridiculisés, leur existence offrent l'exemple d'un formidable acharnement pour donner une forme à un idéal. Zamenhof tirait de son expérience de juif russe en butte à l'hostilité et là l'incompréhension la volonté de réaliser ça grande oeuvre: Personne ne peut ressentir la nécessité d'une langue humainement neutre et anationale aussi fort qu'un juif, qui est obligé de prier Dieu dans une langue morte depuis longtemps,
qui reçoit son éducation et son instruction dans la langue d'un peuple qui le rejette, et qui a des compagnons de souffrance sur toute Ici terre, avec lesquels il ne peut se comprendre. Zamenhof a échoué. Mais comme tous les rêveurs de sa sorte son échec est plus sympathique que bien des réussites. Il fallait beaucoup de naïveté pour croire qu'il suffit de parler la même langue pour se comprendre. Ce que dit Zamenhof du juif, on pourrait le dire de tout artiste qui traduit dans son oeuvre le même espoir de compréhension universelle.