PANGLOTTIA, VOLAPÜK, DEWEY: LES ESQUISSES DE L'ESPERANTO
Le mythe d'une langue universelle est fécond: il a engendré la linguistique, la sémiotique, la philosophie du langage, la logique...
par Philippe Cusin
(Le Figaro Littéraire, le 5 octobre 1995)
Rêve de Descartes, rêve de Leibniz, rêve de Swift, rêve de Rimbaud, rêve d'Einstein ! Vanité des vanités, répond l'Ecclésiaste. Un mythe hante les esprits: celui d'une langue universelle et parfaite. Depuis peut-être le commencement des temps, lorsque le premier homme s'est aperçu que l'autre ne parlait pas comme lui ou contre lui. Duplicité de la langue et de la parole d'Esope. Vanité, ce songe des philosophes, des poètes, des illuminés, des frénétiques, parfois ? A en juger par le nombre de projets, logiques ou insensés (ou les deux), entre six et neuf cents, ou davantage, conçus avant et après l'espéranto, la réponse est positive. Langages imaginaires, a priori, sans référence à un idiome éteint ou vivant, a posteriori, plus ou moins dérivés d'une langue morte ou présente, dite naturelle. Mythe fécond: il a engendré la linguistique, la sémiotique, la philosophie du langage, la logique... Il faut chercher les motivations de ces inventeurs dans l'enseignement religieux de la Bible et considérer ce qu'on ap
pelle la malédiction de Babel, le chapitre X de la Genèse où la dispersion des langues et des hommes correspond à une punition divine , explique Claude Hagège, professeur au Collège de France. Et d'ajouter qu'une autre lecture fut faite à la Synagogue puis dans l'Eglise: la dispersion indique plutôt la vocation du genre humain à essaimer. Sans punition. Une idée a germé lorsqu'on s'est focalisé sur Babel: l'unité de langue servirait à la préservation de la paix. Il y eut probablement des essais dès la plus haute Antiquité, mais, ajoute Henri Masson, coauteur avec René Centassi de la biographie de Zamenhof (fort appréciée par Claude Hagège): La première tentative vaguement connue remonterait à Galien, au IIe siècle de notre ère. Il s'agissait, semble-t-il, d'un -système de signes plutôt que d'un projet de langue parlée. Point capital, constante de cette histoire: tout peut être utilisé. Sons humains, onomatopées (voire les clicks des Bochimans), notes de musique, signes pictographiques, hiéroglyphes, codag
es. Accoucher d'une langue universelle, c'est souvent créer de nouveaux mots et de nouvelles écritures. Il y avait pour tant eu des langues universelles naturelles. Le grec ancien et le latin - celui-ci, selon Claude Hagège, l'est resté jusqu'au début du siècle. Le français: Rivarol publie en 1784, le Discours sur l'universalité de la langue française. L'anglais aujourd'hui. Sans oublier les re-constitutions de langues originelles , comme l'hébreu (Fabre d'Olivet). Dieu est, selon le philosophe Thomas Hobbes, le premier inventeur du langage. Mais les fondateurs sont placés devant un insoluble dilemme: On ne fait pas suffisamment la distinction entre langue parfaite et langue universelle. Il est fort différent de chercher unelangue capable de refléter la nature même des choses et une langue que chacun pourrait et devrait parler. Rien n'exclut qu'une langue parfaite ne soit accessible qu'à un petit nombre de gens et qu'une langue utilisée universellement soit imparfaite , commente Umberto Eco dans La Recherc
he d'une langue parfaite.
C'est le problème dès le Moyen Age. Si l'on ne sait à peu près rien des idées de la mystique Hildegarde de Bingen (1098-1179), une exception pour Henri Masson puisque la quasi-totalité des recherches a été effectuée par des hommes , les conceptions de Dante, De l'éloquence vulgaire, vers 1302-1305, et le système plus que compliqué de Lulle (1232-1316) de L'Ars magna, langue philosophique destinée à convertir les Infidèles, sont connues. A la Renaissance, l'érudit Postel, comme de nombreux humanistes, y réfléchit d'autant qu'on étudie, sans les comprendre, les jéroglyphes égyptiens et les caractères chinois, tout en cherchant comme Jacob Böhme, la langue d'Adam. Ainsi le médecin Bright, en 1588, élabore une écriture et une langue universelle sténographique. L'Angleterre voit une impressionnante éclosion de système a priori, à l'heure où New-ton impose l'usage de la symbolique mathématique - qui, pour Claude Hagège, n'est pas plus une langue que le morse, tous deux codes écrits - en physique. Au XVIIe, Lodw
ick, Ward, Dalgorno (un Ecossais), Wilkins, évêque et beau-frère de Cromwell, inventent chacun leur langue, en s'opposant ou en se complétant. Chez Wilkins, Notre Père se dit Haï Coba . On s'occupe aussi beaucoup de classer les concepts, souvent sous perfusion aristotélicienne. L'idiome du marchand Lodwick (1647 et 1656) est ingénieux: tout est conçu en termes d'actions, pas de substantifs fixes. Il est semblable à ces flux que Borgès reproduira dans Tlön Ubqar Orbis Tertius (Fictions), alors qu'il ne connaissait que Wilkins et Dalgorno.
Déjà, en 1605, Bacon, esprit universel, donc aspirant à une expression universelle, souhaitait une langue philosophique. Il aurait pu signer ce que, sur le continent, Descartes écrivait le 20 novembre 1629 dans une lettre au père Mersenne - qui échafauda
aussi un système en 1636: J'oserai espérer ensuite une langue universelle fort ais& à apprendre. Tout cela était issu d'un projet d'un certain des Vallées qui avait sollicité Richelieu mais refusa toujours de dévoiler son secret (Tallemant des Réaux
parle de cet homme dans ses Historiettes). Réaliste, Descartes ne croyait pas que rien fût jamais possible. Ce qui n'empêcha pas Leibniz de travailler à une combinatoire (comme le Yi King qui l'intéressait furieusement), cherchant un alphabet des pensées humaines , idée reprise par Condorcet en 1793. Deux ans avant sa mort, en 1716, le mathématicien aspira à ce que toutes les vérités de raisons soient réduites à une fonction de calcul . La psychanalyse l'a contredit. Au coeur de l'Europe, Comenius (1592-1670), montre son biographe Olivier Cauly, exceptionnel pédagogue, philosophe, homme politique, et mystique, bâtissait aussi sa langue, la Panglottia (ce que parle le Pangloss de Voltaire), exposée dans Via Lucis, en 1641: Autant de choses, autant de mots et la signification naturelle des sons, ce qui préfigure le Sonnet des voyelles de Rimbaud ! Le XVIIIe fut fertile en idiomes a priori, jusqu'à Delormel qui, en 1795, propose un système échevelé à la Convention. Descartes, lucide, avait renvoyé ces f
antasmes au Pays des romans. Justement, insiste le professeur Hagège, le roman utopiste de la fin du XVIIe cultive les langues universelles, ainsi L'Histoire des Sévarambes, de Vairasse (1677), contemporain de Perrault, ou LesVoyages de Gulliver de Swift. Dans un univers en parti e magique, soulign-t-il, existent des tribus et des peuples qui manient des langues transparentes. La littérature poursuit dans cette voie. Mots en liberté futuriste de Marinetti, Zaoum ou transnotionnel russe de Khlebnikov et Kroutchennykh, plutôt destiné à exprimer l'indicible, ce Russo-babylonien annonçant le Finnegan's Wake de Joyce, lettrisme d'Isou ou Merz du dadaïste allemand Schwitters. Le XIXe préfère la rationalité - l'algébriste George Boole promulgue Les Lois de la pensée en 1854. La langue a posteriori domine. Avec des exceptions. Celle du Solrésolde Sudre, fondé sur les notes, ce qui lui vaut l'attention de Cherubini, de Lamartine, d'Hugo, de Napoléon 111 et deux médailles internationales à Paris et Londres en 1855
et 1862. En 1855, l'espagnol Ochando avait repris les idées de Wilkins. Et une authentique langue classificatoire naît, le dewey, commune aux bibliothèques! La grosse affaire, avant l'espéranto, ce sera le volapük. Ressuscité par la formule de De Gaulle sur le volapükintégré, C'est que l'histoire a basculé: heure de l'internationalisme. Par de nombreux points, le langage du prêtre Johann-Martin Schleyer (1831-1912), originaire de Constance, inventé en 1879, annonce l'espéranto et Zamenhof reconnaîtra sa dette. Même souci pacificateur entre les hommes, A l'heure où, sous la pression du nationalisme, on fonde des pseudolanguesgermaniques ou slaves en Allemagne ou en Russie et même aux Etats-Unis - Schleyer imagine un alphabet de vingthuit lettres, comme l'espéranto, basé sur une cuisine de son cru à partir de l'anglais. Il élimine le r, sous prétexte que les Asiatiques ne le prononcent pas - ce qui est faux. Vol provient de world, le monde, a, d'un génitif slave et pük de to speak, parler. Littéralement, la pa
rlure du monde. C'est l'enthousiasme, les sociétés et les disciples se multiplient et Schleyer se prend pour un prophète. Trop. L'harmonie éclate, les groupes se fâchent. De surcroît, le volapük est imprononçable ! Ce qui n'est pas le cas de l'espéranto, meilleure solution à l'idée de langue internationale selon Einstein. L'ennui, c'est que même l'enfant de Zamenhof n'est pas fixé, achevé. En 1907 est lancé l'ido (fils en espéranto), en 1910, le reform-espéranto. Mieux, le fils du linguiste genevois Ferdinand de Saussure, René, crée un novespéranto. Mouvement qui continue jusqu'à aujourd'hui, comme l'unilo de Jôrgensen (1961)... Mais on s'attache aussi à des langues néo-latines simplifiées, latine sine flexione (Peano, 1903), latinesco (MacMillan, 1930), ou anglais abrégé pour être universel, basic (Ogden, 1935). Les linguistes, jusque-là détachés de cette préoccupation, y viennent, comme Jespersen et son novial en 1928 - le seul très grand linguiste qui en ait créé une, selon Hagège. Sans postérité, comm
e l'oligosynthèse de l'Américain Whorf, spécialiste des Indiens. On perfectionne aussi le langage des sourds-muets (mais il éclate en dialectes), imaginé par l'abbé de l'Epée en 1776 et le braille. Une curiosité: Marr, qui fut dénoncé par Stalin en 1953, en pur marxiste, avait cogité sur ce que serait la langue universelle dans une société sans classe... Paradoxalement, ce sont des capitalistes américains qui, après une réflexion phonétique intense, parviennent à imposer un mot et nom universel, prononçable dans toutes les langues: Kodak ! Quant à l'informatique, elle n'est jamais parvenue à l'unité. Avec la conquête spatiale, même à ses tous débuts (1960), un mathématicien néerlandais - imité depuis par la Nasa et sonécriture universelle gravée sur la sonde Voyager 2 - Hans A. Freudenthal a inventé le lincos, destinée à être entendue par les extra-terrestres. Qu'en penserait Descartes ?
POUR EN SAVOIR PLUS Pierre Janton L'Espéranto (Que sais-je ? PUF). Claude Hagège L'Homme de paroles (Gallimard), et Le Souffle de la langue (Odile Jacob). Sous la direction de Sylvain Auroux Histoire des idées linguistiques (Mardaga). Umberto Eco La Recherche de la langue parfaite (Le Seuil). Olivier Cauly Comenius (Le Félin). Marina Yaguello Les fous du langage (Le Seuil).