LE PRESIDENT TUDJMAN, L'OCCIDENT, LA BOSNIE-HERZEGOVINE
C'est d'un soutien clair à la Bosnie qu'ont aujourd'hui besoin les démocrates de Tuzla et de Sarajevo, non d'une protection ambiguë.
par Alain Finkielkraut
(Le Monde, le 13 octobre 1995)
DANS un entretien paru le jour de sa visite en France, le président Tudjman affirmait que le rôle dévolu à la Croatie par les grandes puissances était d'intégrer les Musulmans bosniaques dans la civilisation occidentale. Il se déclarait prêt à relever ce défi et, avec l'aide de l'union européenne, à prendre sur lui ce mandat difficile. Tout en se défendant de l'accusation de paternalisme, il confirmait ces propos lors de la conférence de presse tenue à la fin de sa visite. Ainsi sans doute avait-il le sentiment de perpétuer l'ancestrale vocation de son pays: hier Antemurale Christianis (rempart du monde chrétien), la Croatie devenait aujourd'hui la frontière de l'Occident européen face à la recomposition d'une civilisation esteuropéenne. L'occidentalité de la Bosnie est, il ne faut pas le cacher, un enjeu d'ores et déjà crucial. J'étais à Sarajevo dans les premiers jours du mois d'août. Malgré la rigueur du siège, l'activité des snipers et les bombardements possibles partout et à tout moment, ce n'était pa
s de la guerre que parlait alors la ville, mais de la démission du premier ministre Haris Silajdzic et de l'amendement constitutionnel qu'Alija Izetbegovic venait de faire voter pour transférer l'élection du président de la République de la présidence collégiale au Parlement. Le premier ministre démissionnait pour protester contre la mainmise grandissante du SDA, le parti musulman majoritaire, sur l'exécutif, et plus particulièrement sur la gestion de l'aide financière à la Bosnie. Sa démission a depuis été refusée sous la pression des capitales étrangères mais il n'a pas obtenu satisfaction. Quant à l'amendement constitutionnel, le président en exercice l'a explicitement proposé pour conjurer le risque d'avoir un successeur qui ne soit pas issu des rangs du SDA. La présidence, en effet, est multinationale, tandis que le SDA est largement majoritaire au Parlement. Tous les intellectuels laïques de Sarajevo voyaient dans ces deux événements la confirmation de leur crainte pour l'avenir démocratique et europée
n de la Bosnie. Le problème existe donc bel et bien. Mais, loin de le résoudre, la condescendance ne peut que l'aggraver. C'est d'un soutien clair à la Bosnie qu'ont aujourd'hui besoin les démocrates de Tuzla et de Sarajevo, non d'une protection ambiguë. Et puis, ce ne sont pas des Musulmans mais des Croates, et plus précisément - cette spécification est capitale - des Croates d'Herzégovine qui ont détruit le pont de Mostar. Et il suffit aujourd'hui de se promener dans cette ville pour comprendre que cet acte n'était pas un accident. L'esprit de Mostar constitue pour la civilisation européenne une menace beaucoup plus actuelle et beaucoup plus réelle que l'esprit de Sarajevo. On a pu penser que cette menace avait été écartée parla création, en mars 1994, d'une fédération croato-musulmane. Mais dans les villes reconquises grâce à la mise en action de cette alliance, le chacun pour soi semble prévaloir. Et à Jace flotte aujourd'hui le drapeau de l'Herzeg-Bosna, l'entité croate qui devait se dissoudre dans la n
ouvelle fédération. Le pire, certes, n'est pas toujours sûr. Ce qui en revanche ne fait aucun doute, c'est que si l'esprit de Mostar devait finir par l'emporter, ce serait un désastre pour la vérité: celle-ci serait définitivement recouverte par les, amalgames, le mépris des vérités factuelles et les railleries déjà assourdissantes des contempteurs racistes des tribus. Ce serait un désastre aussi pour la Croatie et pour la Bosnie-Herzégovine qui ne peuvent que gagner ensemble la guerre, mais aussi la paix et la démocratie. Ce serait, enfin, un cadeau inespéré à l'agresseur ethnocidaire de ces deux pays, au moment même où l'Occident consent enfin à sortir de sa longue léthargie politique et de son cynisme humanitaire. Nul n'a confié cette mission au président Tudjman.